Le Désert des Déserts
de Wilfred Thesiger

critiqué par Eric Eliès, le 8 février 2016
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Avec les Bédouins dans le grand désert de la péninsule arabique
Thesiger est l’un des plus brillants ethnographes et explorateurs britanniques du XXème siècle (il est mort en 2003), notamment célèbre pour avoir dressé la carte du grand désert arabique. Ce livre passionnant se lit tout à la fois comme son autobiographie, une étude scientifique sur les peuples de la péninsule arabique et le récit d’explorations aventureuses dans l'un des derniers territoires vierges de la planète, protégé par son inaccessibilité et sa rudesse inhospitalière… Il est aussi un témoignage, parfois fervent, sur la disparition des modes de vie traditionnels ; même si Thesiger était profondément anglais, il a dénoncé avec fermeté les ravages de la civilisation technologique et consumériste : L'effet à long terme de la culture américaine telle qu'elle s'insinue dans le moindre recoin de tous les déserts, vallées et montagnes du monde sera la fin des civilisations. Notre avarice extraordinaire pour les possessions matérielles, les manières dont nous nourrissons cette avarice, le manque d'équilibre de nos vies, et notre arrogance culturelle amènera à notre perte d'ici un siècle à moins que nous apprenions à nous arrêter et à penser. Mais peut-être est-il déjà trop tard ?

Thesiger a été marqué à vie par son enfance passée en Afrique de l’Est, où son père était conseiller auprès du roi Ménélik. Il ne cesse, alors qu’il étudie à Londres (Eton et Oxford), de rêver à son retour en Afrique où la vie lui semble bien plus riche et intense. Une invitation personnelle au couronnement d’Haïlé Sélassié lui permet de revenir en Ethiopie ; son séjour le conforte dans son amour de la vie nomade et de la chasse. Malgré les nombreuses mises en garde, il organise une expédition d’exploration du désert des Danakils, où la valeur d’un homme se mesure au nombre d’hommes qu’il a tués et émasculés (les testicules coupés faisant foi…). Il postule ensuite pour des postes administratifs qui lui permettent, au Soudan et en Egypte, de vivre dans le désert et de se rapprocher des populations tribales, dont il adopte les usages autant qu’il le peut. Malgré les tensions politiques entre puissances coloniales qui obèrent ses projets, il multiplie les voyages d’exploration et se mêle aux populations, dont il découvre les coutumes parfois cruelles. Thesiger évoque notamment les rites d’aguerrissement des hommes jeunes et des pratiques de circoncision extrêmement douloureuses (du moins j’imagine…), qui consistent à écorcher le pénis sur sa longueur et à retirer toute la peau du gland jusqu’aux cuisses…

Après la seconde guerre mondiale, où il combat les Allemands en Afrique du nord, il profite (alors qu'il n'est pas scientifique) d’une demande du Muséum d’Histoire naturelle, qui recherche un explorateur capable de cartographier le désert arabique et de localiser l’origine des locustes (nota : certains chercheurs supposent que les colonies de criquets qui ravagent l’Afrique de l’Est sont dus à de brusques surpopulations dans les colonies de criquets du désert arabique), pour partir dans la péninsule arabique, dont les terres intérieures sont encore inconnues des Occidentaux. Les Arabes eux-mêmes vivent sur la côte et, à l’exception de quelques rares tribus bédouines, ne pénètrent quasiment jamais dans l’immense désert de pierres et de sable qui occupe le centre de la péninsule. En outre, les Arabes sont farouchement opposés à la présence sur leurs terres de chrétiens, dont la présence est seulement tolérée dans quelques villes portuaires. Thesiger va profiter de la tolérance des Bédouins, beaucoup moins rigoristes que les Arabes sédentaires, pour braver cet interdit et franchir les portes du désert. En fait, les nécessités de la vie nomade des Bédouins les obligent à se détacher du rigorisme de l’islam traditionnel, que ce soit dans la pratique de la prière ou dans les relations avec leurs épouses, qui ne vivent pas cloîtrées et travaillent durement. Les Bédouins sont organisés en tribus familiales et en clans, qui appliquent un code fondé sur la solidarité clanique (hospitalité, charité et honnêteté) et un code d’honneur très strict, reposant sur la loi du talion. Les crimes de sang ne sont jamais oubliés et, s’ils ne sont pas rachetés (le prix du sang étant fixé par un homme dont la sagesse est reconnue par les deux parties) peuvent être vengés des années plus tard, un peu à la mode des vendettas (Thesiger raconte comment ses guides se vengèrent d’un meurtre commis par une tribu en assassinant un adolescent de cette tribu). Malgré les distances et l’éparpillement des tribus et des individus, le désert bruisse de rumeurs : à chaque rencontre, les Bédouins, qui sont d’excellents conteurs, passent de longues heures à s’échanger des nouvelles.

Les Bédouins n’ont pas de scrupules à user des principes de la solidarité : ils quémandent fréquemment (ce qui irrite souvent Thesiger) et abusent parfois de l’hospitalité, qui n’est pourtant jamais refusée même si elle est parfois accordée à contre-cœur en raison des privations qu’elle engendre pour le donneur, qui est souvent aussi démuni dans ses haillons loqueteux que celui qui mendie. Néanmoins, quelque frustre et violente que se révèle cette société, où la razzia de l’ennemi est un mode usuel de subsistance, Thesiger a apprécié d’y vivre car il recherchait une vie ramenée à sa quintessence, où tout acte est essentiel car enjeu de vie et de mort. A plusieurs reprises, il éprouve le vertige exaltant d’un sentiment d’intemporalité, comme si sa vie s’inscrivait dans un cadre immémorial inchangé depuis des siècles. Il a également apprécié les qualités humaines des Bédouins, qui sont très différents des Arabes sédentaires qui se méfient d’eux tout en les admirant, notamment :
• L’indéfectible solidarité des Bédouins, dont il a su conquérir l’amitié (et un surnom : Umbarak) sans pourtant rien renier de son identité (ce que n’ont pas pu ou su faire d’autres explorateurs, qui se sont convertis à l’islam). Même si chaque communauté a ses héros, l’individu n’existe qu’au sein d’une communauté où l’équité est un principe essentiel. Par exemple, un homme ne commence jamais à manger avant d’être sûr que tous soient convenablement servis.
• Leur extraordinaire résistance (à la fois physique et morale) face aux épreuves de la vie dans le désert, qu’ils endurent sans se plaindre : rationnement d’eau, froid nocturne, marche au soleil sur des pierres surchauffées, etc. Même en étant affamés, ils sont capables de supporter la privation d’un repas par respect de l’hospitalité. Néanmoins, ils ne manifestent aucune pitié envers l’homme faible qui commence à fléchir. La mort est omniprésente et ils l’acceptent comme une fatalité inéluctable, qu’ils ne cherchent pas à combattre. Pour Thesiger, qui est clairement fasciné, une beauté noble émane de cette force physique et mentale, commune à tous les Bédouins car la robustesse de leur constitution est leur condition de survie (la mortalité infantile est élevée et les hommes faibles meurent jeunes). Leur dureté n’est que le reflet de celle du désert, où la moindre faiblesse est mortelle. Vivant une vie impitoyablement rude, ils sont eux-mêmes sans indulgence pour qui manque de patience, de bonne humeur, de générosité, de loyauté ou de courage. Ils n’accordent aucune circonstance atténuante aux étrangers. Celui qui prétend partager leur vie doit respecter leurs conventions et se conformer à leurs normes. .
• Leur alacrité : ce sont des hommes volubiles et joyeux, qui aiment raconter de longues histoires ou se disputer verbalement pour le simple plaisir d’une discussion animée. Ils accordent une très grande importance au respect des traditions et à la sagesse de l’expérience : en général, les désaccords sont traités par arbitrage par une tierce personne estimée des deux parties. La joie de vivre des Bédouins (qui aiment chanter et ne pratiquent pas le crime d’honneur contre les femmes de leur famille) contraste parfois avec la très grande rigueur des Arabes wahhabites, qui choque parfois Thesiger (par exemple, lorsqu’il apprend que Ibn Seoud a fait fouetter un berger bédouin parce que celui-ci chantait en marchant à côté de ses chameaux).
• Leur pragmatisme : ils sont détachés de tous les biens matériels et n’ont pas le souci du caractère esthétique de la beauté ou d’attachement sentimental à un bien ; ils aiment ce qui est utile et peut leur sauver la vie, notamment leurs dromadaires. Les Bédouins étaient souvent étonnés de l’intérêt de Thesiger, qui prenait de nombreuses photos au cours de ses voyages, pour des paysages ou des lieux qui n’avaient aucun attrait pratique.
• Leur adaptation à la vie du désert : ils sont capables de déchiffrer les moindres signes pour repérer un animal, analyser des traces de passage ou localiser une source d’eau. Les Bédouins possèdent une connaissance encyclopédique des plantes et des animaux et sont capables d’identifier individuellement un dromadaire à la trace de ses sabots.

Le livre témoigne de la grande diversité du désert (plaines rocailleuses, dunes hautes comme des collines, vastes étendues de sables mouvants, etc.) et de sa météorologie changeante. En fait, même s’il pleut très rarement, l’humidité (pluie ou brouillard marin) façonne le désert autant que le vent car la végétation est capable d’exploser en quelques jours. Les Bédouins recherchent ces lieux, qui sont essentiels à l’alimentation des dromadaires, et qui leur fournissent ensuite du bois mort pour des décennies. Lors des explorations, effectuées en petit groupe d’une dizaine de personnes, Thesiger a frôlé la mort à plusieurs reprises en mettant sa vie entre les « pattes » de dromadaires épuisés (notamment lors de l’ascension des dunes ) dont la mort aurait inévitablement précipité la sienne. La quête de l’eau est une inquiétude omniprésente : les outres ne transportaient de l’eau que pour les hommes, en prévoyant 1 litre / homme / jour (cuisine comprise, basée sur un régime « dattes + lait de camelle + galette de farine + viande si chasse fructueuse») et les dromadaires devaient vivre sur leurs réserves entre les oasis, où l’eau n’était pas toujours buvable (car salée ou fortement minéralisée). Parfois, lors des haltes dans les oasis, Thesiger devait cacher, avec la complicité des Bédouins, son identité chrétienne qui eût provoqué sa mise à mort. Thesiger devait également composer avec les rivalités claniques, aux alliances mouvantes, susceptibles d’entraver le passage des Bédouins et qui leur imposèrent des détours et/ou la plus grande discrétion. A l’issue de son dernier voyage dans les montagnes d'Oman, Thesiger apprit que son groupe fut à plusieurs reprises sur le point d’être rattrapé par des poursuivants décidés à les éliminer. A d’autres endroits (notamment à Dubaï), il fut accueilli avec chaleur (grâce au truchement de John Philby, explorateur britannique qui s’était installé en Arabie saoudite auprès d’Ibn Seoud après s’être converti à l’islam).

Thesiger a arpenté le désert de 1946 à 1950, en organisant plusieurs expéditions successives. Il a été le témoin de l’implantation des compagnies pétrolières et de l’avènement d'un monde où les Bédouins n’auront bientôt plus leur place. Thesiger lui-même, par ses nombreux voyages et ses allées-venues, suscite désormais la méfiance : il sait qu’il ne reviendra plus. Ce constat teinte de tristesse et de nostalgie les dernières pages du livre.

Mais, outre ma propre peine, ce qui me touchait profondément, c’était de savoir que les Bédouins, avec qui j’avais vécu et voyagé, auprès desquels j’avais connu la sérénité, étaient irrémédiablement condamnés. Certains prétendent qu’ils ont tout à gagner à échanger le dénuement et l’âpreté de la vie du désert contre le confort et la sécurité d’un monde matérialiste. Je n’en crois rien. (…) Je savais que, pour eux, ce n’était pas la dureté de la vie qui était à craindre, mais l’ennui et l’insatisfaction qu’ils ne manqueraient pas d’éprouver quand ils y renonceraient. Le plus tragique, c’est que le choix ne leur appartiendrait pas ; des forces économiques échappant totalement à leur contrôle, finiraient par les condamner à vivre dans les villes où, « main d’oeuvre non spécialisée », ils rôderaient sans espoir le long des rues.
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un livre fondateur pour qui veut voyager 10 étoiles

Effectivement, Eric, ce livre est formidable, il mérite cinq étoiles ! Il m'a servi de base pour les rencontres que j'ai faites au cours de mes randonnées à vélo, à pied, en montagne, ou de mes voyages en cargo, pour appréhender la "possibilité d'une rencontre" : comment aller vers l'autre, comment le recevoir ? Je n'en dis pas plus, mais propose un extrait qui raconte une histoire toute simple, mais riche de sens :

"Aux abords de Rabadh, Mussalim descendit brusquement de son chameau, plongea le bras dans un terrier et en retira un lièvre. Je lui demandai comment il avait deviné que le lièvre était là ; il me répondit qu’il avait vu des traces mener jusqu’au terrier et aucune n’en ressortir. L’après-midi traîna en longueur, mais on finit par atteindre l’étendue de petites dunes contiguës qui donnent à ces sables le nom de Rabadh. Comme il y avait là de quoi brouter, nous fîmes halte.
Nous décidâmes d’utiliser ce qui nous restait de farine et Musallim fit surgir comme par enchantement de ses sacoches trois oignons et quelques épices. Nous étions assis en rond autour de Bin Kabina, l’œil plein de convoitise et l’eau à la bouche, et le regardions apprêter le lièvre en lui prodiguant force conseils. Ça faisait plus d’un mois que nous n’avions pas mangé de viande et que notre ordinaire se composait de dattes. On goûta le ragoût et la décision fut prise de le laisser mijoter encore un peu. C’est à ce moment-là que Bin Kabina leva les yeux et dit dans un gémissement :
– Mon Dieu ! Voilà des invités !
En effet, trois Arabes s’approchaient : 
– Ce sont Bakhit, Umbarak et Salim, les enfants de Mia, annonça Hamad, ajoutant à mon intention : des Rashid.
Salutations, puis nouvelles et café ; puis Mussalim et Bin Kabina leur servirent le lièvre et posèrent le pain devant eux, en leur disant, avec la plus grande sincérité apparente, qu’il étaient nos hôtes, que c’est Dieu qui nous les avait envoyés, qu’aujourd’hui était un jour béni, et bien d’autres choses encore.
Ils nous prièrent de nous joindre à eux, mais nous refusâmes, en déclarant une fois de plus qu’ils étaient nos invités. J’espérais ne pas avoir l’air aussi furieux que je l’étais en réalité, lorsque j’affirmais avec les autres que c’était Dieu qui nous les avait envoyés en ce jour propice. Quand ils eurent terminé, Bin Kabina disposa quelques dattes poisseuses sur un plat et nous invita à venir manger.
Je me sentais d’une humeur exécrable lorsque j’allai me coucher et il me fut impossible de m’endormir. Mes compagnons, tout à la joie d’avoir retrouvé des membres de leur tribu, ne cessaient de bavarder bruyamment à quelques mètres. Je me demandais avec irritation pourquoi les Bédouins éprouvaient le besoin de crier ainsi.
Je finis par me détendre peu à peu. J’eus de nouveau recours à ma formule magique habituelle et m’interrogeai :
– Honnêtement, est-ce que je voudrais me trouver ailleurs qu’ici ?
Après avoir répondu négativement à cette question, je me sentis beaucoup mieux.
Je me mis à méditer sur l’hospitalité des peuples du désert et à la comparer à la nôtre. J’évoquais d’autres campements où j’avais dormi, de petits groupes de tentes que j’avais rencontrés sur mon chemin dans le désert de Syrie et où j’avais passé la nuit. Des hommes décharnés, couverts de haillons, et des enfants à l’air affamé, m’avaient salué et adressé, d’une voix sonore, les formules rituelles de bienvenue. Plus tard, ils avaient placé devant moi un immense plat de riz et la viande d’un mouton récemment tué, que mon hôte arrosait de beurre fondu tout doré ; puis ils avaient mis fin à mes protestations en m’affirmant que j’étais cent fois le bienvenu. Je m’étais toujours senti mal à l’aise devant tant de prodigalité, car je savais qu’à cause d’elle, ils souffriraient de la faim pendant des jours et des jours. Pourtant, quand je les quittai, ils avaient presque réussi à me convaincre que c’était moi qui, en acceptant leur hospitalité, leur avait fait une faveur.
Ne pouvant dormir, je grimpai jusqu’au sommet de la dune où je restai tranquillement allongé sous la lune, à cent vingt mètres au-dessus du camp. Le besoin de solitude est un sentiment ignoré des Bédouins, qu’ils ne comprendront jamais et dont ils se méfieront toujours. On m’a souvent demandé, en Angleterre, si je ne me sentais pas parfois terriblement seul au milieu du désert ; quant à moi, je me suis souvent demandé au contraire combien de minutes de vraie solitude j’avais goûtées lors des nombreuses années passées là-bas.
Il est certain que le pire des solitudes est celle que l’on éprouve perdu dans la foule. Je l’ai souvent ressentie en pension et dans les villes européennes où je ne connaissais personne, mais jamais parmi les Arabes. Il m’arriva de débarquer dans des villes arabes où j’étais totalement inconnu ; j’entrais alors dans une boutique et saluais le marchand. Celui-ci m’invitait toujours à m’asseoir près de lui, faisait apporter du thé, puis d’autres venaient se joindre à nous. Ils me demandaient qui j’étais, d’où je venais, questions qu’il nous paraît inconvenant de poser à un inconnu. Ensuite, l’un d’eux me conviait à déjeuner ; chez lui, je rencontrais d’autres Arabes qui m’invitaient à dîner.
Je me suis souvent demandé avec tristesse ce qu’avaient pu ressentir en Angleterre des Arabes élevés dans cette tradition. Mon seul espoir est qu’au moins ils aient remarqué que nous étions, entre nous, aussi peu chaleureux qu’avec les étrangers."

Cyclo - Bordeaux - 78 ans - 1 août 2016