Politique culturelle : la fin d'un mythe de Jean-Michel Djian
Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Economie, politique, sociologie et actualités , Arts, loisir, vie pratique => Arts (peinture, sculpture, etc...)
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Le constat, virulent et engagé, de l'échec de la politique culturelle française
Ce petit livre, d’une concision remarquable et d’une grande densité, dresse le bilan de plusieurs décennies de politique culturelle en France. S’appuyant en grande partie sur les arguments d’Hannah Arendt, dont les prédictions ont été réalisées, l’auteur constate la dilution des arts dans la société des loisirs et leur enfermement dans un carcan idéologique et administratif, au nom du « tout est art » et de la légitimation du mythe républicain (égalité / liberté / fraternité). Néanmoins, outre Hannah Arendt fréquemment citée, la thèse m’a également semblé faire écho aux ouvrages d’Ortega y Gasset, témoin et analyste lucide de l’avènement de la société de masse dans l’entre-deux guerres (j’ai fait une critique-éclair assez détaillée de son ouvrage « La révolte des masses », dont la réédition avait suscité de nombreux commentaires sur internet - celle mise en ligne sur le site Stalker est l’une des plus pertinentes) et de Gilles Lipovetsky.
La thèse, soutenue par une écriture brillante, à la fois élégante et précise, est convaincante. Elle réussit la gageure, dans un livre aussi court et condensé, d’être à la fois un exposé historique richement documenté sur la politique culturelle en France (citations, tableaux chiffrés, etc. un peu comme dans un « Que sais-je ? ») et une dénonciation, au ton personnel et engagé, qui incite à une totale remise en cause du fonctionnement et des missions du ministère de la culture.
Après un long rappel historique sur la création du ministère de la culture (né principalement de la volonté du général de Gaulle de faire rayonner l’identité française mise à mal par la deuxième guerre mondiale), l’auteur dévoile les faiblesses de son organisation actuelle et souligne les conséquences néfastes d’une administration omnipotente, dont l’obsession est de démocratiser l’accès à l’art en créant des passerelles entre le grand public et la scène artistique. L’auteur met en exergue l’action de deux ministres qui ont fortement influencé la politique culturelle française : André Malraux et Jack Lang. En raison de la fragmentation des affaires culturelles entre plusieurs ministères (Education nationale, qui a la charge des bibliothèques + Matignon, qui contrôle la radiotélévision + ministère de la Jeunesse et des sports, etc.), Malraux s’est prioritairement occupé des arts patrimoniaux, en faisant de la préservation des monuments l’épicentre de sa pensée politique. Jack Lang a élargi le périmètre du ministère à l’ensemble des processus créatifs, avec le souci constant d’y associer le grand public (formations, diffusion, etc.). Alors que Malraux avait proclamé la nécessité de bien distinguer « culture » et « loisirs », Jack Lang a renoué avec l’idéal de la société des loisirs, théorisée autour d’une conception citoyenne du temps libre et de l'art amateur, promue par la gauche, via les milieux associatifs, depuis les luttes du Front populaire.
L'auteur souligne longuement que la création du ministère de la culture a provoqué l’émergence d’une tutelle de l’Etat sur les artistes et détaille les cloisonnements (ex : hyperspécialisation des formations), les complexités (fiscalité, subventions, etc.) et les lourdeurs (création et gestion de multiples statuts, dont celui des « intermittents du spectacle ») d'une approche bureaucratique aux antipodes d’une authentique démarche de soutien à la création artistique. Le ministère de la culture est devenu une administration et ne revendique plus de mission de transmission de la culture, qu’il était pourtant censé rendre accessible à tous. En fait, le ministère de l’éducation nationale s’est approprié cette mission pédagogique mais, pour l’auteur, son bilan en matière d’éducation artistique est calamiteux par manque de moyens et de réelle volonté. Seules s’avèrent efficaces les initiatives locales, bien trop rares, prises dans les écoles et les collectivités.
Dans le même temps et dans le contexte de la mondialisation des échanges, l’économie des loisirs (qui progresse annuellement de 3 % env.) attire la convoitise des multinationales, qui se sont organisées pour optimiser la rentabilité du marché en s’appuyant sur les média de masse, en fusionnant les métiers de la création et de la diffusion et en valorisant les produits dérivés. En outre, le chiffre d’affaires des salles de ventes a explosé entre les années 70 et les années 2000 : le rendement moyen annuel du marché de l’art, qui est dominé par les artistes américains, est d’environ 8 % et suscite désormais des investissements spéculatifs. La France, qui fut à l’origine de la création de l’UNESCO et jouit toujours d’un prestige international (même s’il présente des signes d’essoufflement) s’appuyant sur son histoire et un vaste réseau de représentations implantées sur tous les continents, a soutenu contre les USA le principe de l’exception culturelle (notamment pour défendre ses liens privilégiés avec les pays de l’espace francophone) mais le marché est en train de se structurer au niveau mondial autour de la révolution numérique qui bouleverse les domaines audiovisuels (réduction des coûts de production, diffusion internet, piratage, etc.). Aujourd’hui, le ministère public ne sait plus, au motif de la démocratisation de la culture, distinguer entre l’art et le divertissement et se contente, en raison de sa propension à légiférer, de débattre des prix (TVA, prix unique du livre, etc.) et de la protection du droit d’auteur (lois de mars 1957 et de juillet 1985).
Ce faisant, les artistes sont progressivement devenus de simples créateurs, obéissant à des normes standardisées de production esthétique et de rentabilité financière, au service de la société du spectacle et/ou d’une politique culturelle qui mesurent tous deux la satisfaction du public en termes de fréquentation et de nombre d’exemplaires vendus. Le constat de l’auteur est très sombre. Pour échapper à cette fatalité, il invite les artistes à réapprendre à penser par eux-mêmes, à militer et à émouvoir i.e. à rechercher la profondeur d’un questionnement plutôt que la superficialité d’un plaisir immédiat.
Personnellement, je considère que l'auteur met excessivement en accusation la politique culturelle de l'Etat. Ayant eu la chance de beaucoup voyager, j'apprécie grandement la richesse et la facilité d'accès, qui existe en France comme peu ailleurs dans le monde (avec d'autant plus de mérite que le contexte budgétaire est très défavorable !), des musées, des monuments, des bibliothèques, etc. En ce sens, le ministère me semble globalement bien remplir sa mission principale. Concernant l'aide à la création et la situation des artistes, la situation actuelle ne me paraît pas très différente de celle qui a précédé la création du ministère de la culture : il y a toujours eu des artistes inféodés au marché et aux modes, producteurs standardisés parfois très célèbres de leur vivant mais rapidement oubliés après leur mort, et des artistes véritables, qui créent en dehors des voies frayées auxquelles le public est accoutumé et qui, sauf quelques rares exceptions comme Léonard de Vinci ou Picasso, ont toujours eu du mal à être reconnus de leur vivant. Ce n'est pas parce que les "vrais" artistes contemporains sont invisibles, comme noyés dans la masse, qu'ils n'existent pas mais (et même si c'est bien dommage) c'est le temps qui fera le tri...
Les éditions
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Politique culturelle [Texte imprimé], la fin d'un mythe Jean-Michel Djian
de Djian, Jean-Michel
Gallimard / Le Monde actuel (Paris. 1999)
ISBN : 9782070300983 ; 8,60 € ; 03/02/2005 ; 208 p. ; Poche
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