Que seule demeure la poésie du Ienisseï de Loïc Finaz

Que seule demeure la poésie du Ienisseï de Loïc Finaz

Catégorie(s) : Théâtre et Poésie => Poésie , Littérature => Voyages et aventures

Critiqué par Eric Eliès, le 22 février 2016 (Inscrit le 22 décembre 2011, 50 ans)
La note : 8 étoiles
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Au fil de l'eau sur un fleuve de Sibérie

Ce court recueil, qui mêle poèmes courts en vers libres et textes en prose, est le récit d’un voyage sur le Ienisseï, fleuve de Sibérie qui naît en Asie centrale et se jette dans l’océan Arctique, bien au-delà du 60ème Nord. Le cours du fleuve, qui n’est pas navigable en permanence car souvent pris dans les glaces, s’apparente à une lente odyssée dans l’immensité monotone de la taïga, ponctuée de courtes escales dans les ports fluviaux.

Le Ienisseï exerce sur l’auteur une puissante fascination, ne serait-ce que par la magie de son nom magnifique, à double diphtongue en forme de palindrome, qu’il ne cesse de répéter avec la ferveur de Proust évoquant, dans la Recherche, la magie des noms de lieu dont la sonorité contient la géographie d’un pays… Iénisseï, par son seul nom, évoque les courbes d’un fleuve lent et puissant et ses méandres sous le ciel et les brumes de Sibérie, où le soleil pâle semble un disque pâle, figure géométrique trop bien dessinée pour être encore un astre de sang.

Mais la lumière avait subtilisé les verticales. Aux frontières du fleuve, les rives dessinaient à l’infini leurs parallèles : la grève pâle entre l’eau à peine bleutée et la taïga qui n’était plus qu’une strate vert de brume (autre héritage) horizontale. Le ciel était blanc, le soleil aussi, perdu dans ce laitage sibérien. Les ombres portées sur les ponts du Matrosov en étaient incongrues


Le poète est marin. Ce long voyage sur le « Matrosov », élégant navire au charme suranné qui le mène jusqu’à Norilsk, ressuscite des souvenirs de mer, de quarts de nuit, d’escales et de rencontres de hasard. Observateur attentif du fleuve et des hommes (et des femmes !) (avec une pointe de condescendance ou d’ironie quand il se moque des voyageurs pilleurs d’encriers / dissertant doctement / d’éternelles balivernes), il écrit une prose poétique narrative et presque documentaire, qui s’inscrit davantage dans le sillage de Blaise Cendrars que dans celui de Baudelaire, qu’il aime pourtant citer.

Nous glissions sur le fleuve, en route au nord, mais cela avait-il encore un sens. / Et pourtant sous la falaise à chaque fois un ponton attendait. Des silhouettes descendaient des villages vers la grève, et l’animaient. Des hommes, des femmes, des enfants montaient à bord, s’étreignaient, s’agitaient, trimballaient leurs ballots, leurs richesses, leur misère, marchandaient, riaient, pleuraient, débarquaient… et tissaient un lien avec le monde. / Escales sur la ligne de foi. Dans le silence du fleuve et le tapage de ses rives.


Cette poésie, qui repose sur la double évocation des êtres présents et absents et sur la description d’un paysage mouvant, avec un fort (voire excessif) recours aux adjectifs (notamment dans les poèmes versifiés), cherche à faire ressentir l’émotion immédiate du voyage. Elle est d’une grande lisibilité et n’a pas l’ambition d’interroger le langage en tant que médiateur de notre rapport au monde (ce qui est pour moi le sceau de la "haute" poésie) ; en revanche, elle s’ouvre à l’aveu d’un rapport au monde bouleversé par le constat de la brutalité des hommes, qui ont éventré et empoisonné la terre pour en extraire les richesses minières. Le ton se fait alors véhément et accusateur pour dénoncer, avec un lyrisme appuyé par des références à Dante, la misère des hommes agglutinés dans des baraquements de misère et l'horreur d’une pollution massive aux effets irréversibles. L’auteur souligne seulement les dégâts de l'exploitation minière mais la région arctique de la Nouvelle-Zemble, où se meurt le fleuve, fut en outre la zone choisie par l’URSS pour mener ses principaux essais nucléaires atmosphériques.

Jamais je ne m’étais perdu sur une terre éventrée comme celle de ce cauchemar, jamais je n’avais souffert une terre souillée comme cette ville et sa montagne, jamais je n’avais pleuré une terre ainsi égorgée, assassinée. Folie dantesque, plus sombre qu’une forêt obscure, que nul ne pouvait fouler sans abandonner toute espérance, terre violée d’une humanité niée par le nickel et l’or, l’hybris et le lucre. Aux faubourgs de la ville errait une louve. / A l’ouest et au sud, une armée de sentinelles tiennent les marais qui cernent la ville, alignements pathétiques de fûts noirs et gris, cadavres de cent mille arbres où subsiste empalée l’âme des martyrs, corps souffrants et muets rongés par les pluies acides de la nature mutilée. Forêt sans ombre, mais plus obscure encore (…) Au nord, la ville où Jérôme Bosch passerait pour un illustrateur de comptines pour enfant, pare cet enfer de couleurs. Obscénité ou tentative de rédemption ? Cité de saint Antoine, ésotérique et mystique malgré tout, ou décharge publique pleine du foutre obscène et pollué des temps modernes et de la folie des hommes ?


Le recueil s’achève sur le retour à Moscou, où l’effervescence d’une faune nocturne interlope contraste avec la beauté paisible du Iénisseï, dont la beauté bafouée, mais néanmoins persistante, hante la mémoire de l’auteur et nourrit son écriture, porteuse d’un message écologiste dont les échos sont familiers aux marins qui ne font qu’effleurer la surface des mers et doivent apprendre à composer harmonieusement avec les éléments :

Tombeaux scythes, cimetières fluviaux et feux d’épave sont sentinelles sur nos chemins de terre et de mer. La mort est au bout de la route. Nous ne sommes que de passage, ne laissons pas derrière nous les reliefs de nos désordres, et conférons à nos pas sur terre la légèreté des sillages. Ce sera notre legs aux enfants de demain, de Norilsk ou d’ailleurs, ce don de la poésie du Ienisseï. Ce don de la liberté des mers et de la force des eaux à la fragilité de la Terre.

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