Amsterdam, probablement. Car la ville n’est jamais nommée. Anna Enquist nous entraîne sur l’aventure d’un quatuor amateur, amis de jeunesse pour qui la pratique d’un instrument en groupe procure un dérivatif nécessaire à une vie plus ou moins perturbée. Il y a le couple Caroline, médecin (violoncelle) et Jochem, luthier (alto), qui ont perdu leurs deux garçons dans un accident de car scolaire et ne s’en remettent pas ; Heleen, infirmière est deuxième violon ; Hugo (premier violon) est directeur du centre culturel qui organisait naguère des concerts prestigieux, mais qui, aujourd’hui, n’est plus qu’une coquille vide, en attendant d’être vendu aux Chinois : il vit dans une barge sur un canal et accueille un jour par semaine sa petite fille âgée de trois ans… Tous sont passionnés de Mozart, Schubert ou Dvořák, dont ils décortiquent les quatuors avant de les jouer, répétant dans la péniche de Hugo. Il y a aussi Reinier, l’ancien soliste virtuose qui donne encore des leçons à Caroline, devenu un vieillard déchu vivant dans la hantise de devenir handicapé et d’être envoyé dans les mouroirs que sont désormais les maisons de retraite. Autour d’eux, il y a la ville, les immigrés, dont le jeune Djamil qui rend service à Reinier et, en toile de fond, la corruption des élites municipales et le procès en cours d’une grande affaire criminelle.
Tout ça semble se passer dans un futur très proche : la culture est devenue un privilège (l’entrée au dernier concert qu’a organisé Hugo dans son centre était à 350 €), se soigner une machinerie complexe avec les innombrables assurances privées, et vieillir une catastrophe qu’on cherche à cacher : "Demander de l’aide, comme si c’était facile ! Tu t’entends un peu ? Demander de l’aide, ça veut dire admettre qu’on n’est plus capable de se débrouiller seul. Le dernier arrêt avant la fin". Le monde semble devenu presque inhumain, et pourtant c’est bien le nôtre, celui qui nous attend sous peu. Anna Enquist nous livre une sorte de "Meilleur des mondes" dont elle fait une sévère critique politique et sociale. Alors, bien sûr, on pourra trouver qu’elle brasse trop de thèmes : la tragédie de la perte d’enfants, l'importance de la musique, le drame de la vieillesse (on se débarrasse des vieux dans des mouroirs où on pratique allègrement l’euthanasie), l’incurie politique et la corruption des élites. Mais c’est un roman fin, subtil aussi bien que désespéré et pourtant, l’émotion est là, on se laisse prendre. La fin, en forme de thriller peut surprendre !
Autres citations :
"On croit qu’il faut travailler, faire rentrer de l’argent, progresser professionnellement – foutaises, n’importe quoi ! Ça peut se remettre à plus tard, tout ça. Pas la jeunesse de tes enfants".
"Lui, il voudrait justement que les choses se passent ainsi : le désespoir, le chagrin, puis lentement sortir du trou, passer en revue ce qui vaut encore la peine d’être vécu et continuer sur cette base, appauvri, abîmé peut-être, mais en route vers quelque part".
"L’odeur de l’eau, ça c’est quelque chose de fabuleux. Ça nous ramène direct à l’enfance, tu as remarqué ? Quand on croyait que le monde était simple à comprendre, si on avait les connaissances".
Mathieu971 - - 68 ans - 30 novembre 2016 |