Introduction à l'éthique islamique
de Tariq Ramadan

critiqué par Emilien Halard, le 22 mai 2016
( - 39 ans)


La note:  étoiles
Les sources de la morale islamique
Ce récent livre de Tariq Ramadan est assez complexe.

En témoigne par exemple un commentaire laissé sur Amazon : « Fidèle lectrice de Monsieur Ramadan, j'ai trouvé ce livre particulièrement compliqué et inaccessible pour la plupart d'entre nous. Pourtant l'auteur réussit toujours la prouesse d'écrire des ouvrages à la fois riches et accessibles, sans tomber dans des simplismes. »

On a parfois un peu l’impression que l’auteur se complaît dans le jargon universitaire.

Néanmoins, cet ouvrage est intéressant dans la mesure où il décrit bien les différentes sources de l’éthique islamique.

LITTERALISTES, RATIONALISTES ET MATURIDI

Un point m’a particulièrement intéressé.

Il s’agit de la catégorisation de 3 grands courants de pensée islamiques sur la question de la source de la morale.

Les 3 grands courants de pensée décrits par Ramadan sont : les mutazila (rationalistes), les ash’ari (littéralistes) et les maturidi (littéralistes pour la détermination de la loi, mais rationalistes pour la détermination de la morale).

Tariq Ramadan rappelle que « la question est (…) de savoir si [l‘homme] a une conscience et une raison qui lui permettent, de façon autonome, de distinguer le bien du mal, ou si la Révélation [c’est-à-dire le Coran et les hadiths] est nécessaire ».

L’incidence pratique de ce débat pourrait échapper au lecteur.

Elle est pourtant considérable.

En effet, si l’on croit que seule la Révélation peut enseigner à l’homme la différence entre le bien et le mal, alors l’interprétation de passages ambigus du Coran peut mener à promouvoir des comportements généralement réprouvés par les honnêtes gens.

L'EXEMPLE DU VOL

Prenons un exemple.

Le Coran (verset 38 de la sourate 5) prescrit de couper les mains du voleur : « Tranchez les mains du voleur et de la voleuse : ce sera une rétribution pour ce qu’ils ont commis et un châtiment de Dieu ».

Le Coran ne limite pas cette peine aux vols d’objets de grande valeur. En fait, il ne donne pas de précisions sur l’application de cette peine.

Commentant ce verset dans son Tafsir (un commentaire du Coran, verset par verset), le célèbre juriste syrien, Ibn Kathir, relève que « certains jurisconsultes de la doctrine Dhahirite sont allés jusqu’à exiger l’application de ce jugement à tous les voleurs, quelque grande ou infime puisse être la valeur du bien volé, et ce en application de la portée générale du verset. »

Ces jurisconsultes se fondent uniquement sur le texte de la Révélation ; ils se rattachent donc à un courant littéraliste (ash’ari).

Mais Ibn Kathir relève aussi que « la majorité des doctes (…) ont tenu compte de la valeur de l’objet volé, mais ils ont divergé sur le point de quantifier cette valeur, chacun des quatre grands imams ayant adopté une thèse différente ».

Sur ce point, ces doctes suivent donc une attitude rationaliste (mutazila) : ils ont recours à leur conscience pour écarter une interprétation du Coran qui leur paraît inconciliable avec la volonté de Dieu.

Il faut noter qu’une interprétation rationaliste de la Révélation n’est pas synonyme d’attitude antireligieuse, ni même de tiédeur religieuse.

C’est une démarche qui part du principe que Dieu a créé la nature humaine, que c’est lui qui a donné une conscience et une intelligence aux êtres humains. Et donc que la conscience et l’intelligence humaine sont à même de discerner quelle est la volonté de Dieu.

Tariq Ramadan rappelle que cette question de la nature innée ou acquise du sens moral a également été très débattue au sein du christianisme.

Et de fait, la question du rapport entre religion, raison et violence avait été remise sur la table par le Pape Benoît XVI dans son fameux discours de Ratisbonne en 2005.

LE DISCOURS DE BENOIT XVI A RATISBONNE

Dans ce discours, le Pape affirmait en effet que :
« L’affirmation décisive dans cette argumentation contre la conversion au moyen de la violence est : ne pas agir selon la raison est contraire à la nature de Dieu. L’éditeur Théodore Khoury commente : pour l’empereur, un Byzantin qui a grandi dans la philosophie grecque, cette affirmation est évidente. Pour la doctrine musulmane, en revanche, Dieu est absolument transcendant. Sa volonté n’est liée à aucune de nos catégories, fût-ce celle du raisonnable. Dans ce contexte, Khoury cite une œuvre du célèbre islamologue français R. Arnaldez, qui explique que IBN HAZM va jusqu’à déclarer que Dieu ne serait pas même lié par sa propre parole et que rien ne l’obligerait à nous révéler la vérité. »

Au regard de l’explication de Tariq Ramadan, on comprend que l’erreur du Pape était d’attribuer à toute la doctrine musulmane ce qui n’est la position que de l’un des trois courants de pensée islamiques sur la question.

Toutefois, la flambée de violence qui a secoué le monde musulman suite à ce discours (une religieuse a notamment été assassinée et plusieurs églises brûlées) montre que le courant littéraliste reste toujours bien présent.

Tariq Ramadan nous explique d’ailleurs que ce courant littéraliste n’est pas aussi simpliste qu’il peut le paraître et qu’il a sa propre cohérence : d’un point de vue ash’ari, « tout ce qui peut être stipulé par la raison comme une sagesse nécessaire peut être contredit par son opposé, selon la différence de point de vue. La raison est relative et seul Dieu, donc la Révélation, peut offrir un ordre absolu et clair, qui ne se laisse pas influencer par la pensée utilitariste (le bien est bien car il est utile) ou le contexte social et culturel ».

En tout cas, ce livre devrait nous immuniser contre la tentation fréquente d’identifier un courant de l’Islam comme le seul véritable Islam.