J'ai longtemps eu peur de la nuit
de Yasmine Ghata

critiqué par TRIEB, le 10 juin 2016
(BOULOGNE-BILLANCOURT - 73 ans)


La note:  étoiles
DES DOULEURS PARALLELES
L’évocation des génocides, leur restitution littérale, leur appropriation par les victimes elles-mêmes, sont délicates, parsemées d’obstacles et d’embûches les plus diverses. Yasmine Ghata, auteure d’origine libanaise, fille de Vénus Khoury-Ghata, parvient, pour le plus grand bonheur de ses lecteurs, à surmonter ces pièges. Elle y arrive en croisant les récits de deux personnages essentiels : Suzanne, qui anime à l'occasion des ateliers d'écriture avec des collégiens, et Arsène, jeune réfugié, membre d’un groupe de ces ateliers. L’atelier commence par une demande de Suzanne aux participants d’apporter un objet de famille qui puisse illustrer pour eux leur vie personnelle et intime. Arsène avoue, difficilement car il ne maîtrise pas , loin s’en faut, toutes les subtilités du langage parlé qu'il ne possède pas ce genre d’objet, à part une valise, qui semble avoir joué un rôle décisif dans son départ du Rwanda.

Le roman est magnifiquement structuré : deux récits y alternent, se superposent, se recoupent : celui d’Arsène, écrit à la deuxième personne du singulier, ce qui accentue son côté solennel et le désigne comme un être capable de volonté, malgré son jeune âge ; et celui de Suzanne, qui nous plonge dans ses interrogations et recherches les plus intimes, celles conduites au sujet d’Arsène, mais aussi de son propre passé. La mort de son père est évoquée, par le souvenir de la configuration de l’appartement de son enfance, des odeurs du tabac que fumait son père, du café, des bruits faits par ce dernier en tournant la serrure de la porte d’entrée.
Pour Arsène, c’est cette valise qui est la pierre angulaire de toute son odyssée : « Vous regardiez tous deux cette valise sans rien dire (…) Ta main restée au contact de la valise signifiait toutefois que tu n’oublierais jamais ce qui s’est passé dans ta vie d’avant. »

Suzanne, pour sa part, parvient à trouver une issue à la lancinante question : laisser une trace de son passé dans l'appartement familial sur le point d'être vendu : « L’appartement n’est plus qu'une boîte prête à abriter de nouvelles existences. Les empreintes paternelles vont disparaître sou une nouvelle couche de peinture (…) Suzanne le sait, elle ne peut emporter l'immatériel. C’est pour cette raison qu’elle laisse un bout de papier dans la cheminée. Cet acte dérisoire est une revanche sur l'oubli, ou plutôt sa peur d’oublier. »
Concernant Arsène, le roman suggère, par touches successives parfaitement calibrées, le chemin de croix qu’est un exil, après avoir échappé à l’un des génocides qui ont marqué l'histoire contemporaine, celui du Rwanda : « La nuit, la mort rôde et visite les vivants. On peut se lever et suivre les morts sur un simple malentendu (…) J’ai longtemps eu peur de la nuit. Dormir dans ma valise les tenait à distance. »
Ancré dans l’actualité récente de la crise des réfugiés, ce roman contribue à mettre en évidence la nature du déracinement et de la reconstruction d’une vie : dramatique, empreinte de souffrances, génératrice de traumatismes. C’est tout cela que l’exil entraîne. A nous, lecteurs, de garder cette donnée présente à nos esprits.