Le nez qui voque
de Réjean Ducharme

critiqué par ARL, le 14 juin 2016
(Montréal - 38 ans)


La note:  étoiles
Une oeuvre à part
Véritable extra-terrestre littéraire, Réjean Ducharme écrit uniquement comme Réjean Ducharme. Son style ne ressemble à aucun autre, pas plus que son univers. Il fait partie de cette classe d'auteurs que l'on aime ou que l'on déteste. Son écriture remplie de jeux de mots et de néologismes, qui incorpore des expressions typiquement québécoises à un français autrement très soigné, ne manque jamais de déstabiliser les lecteurs qui abordent ses oeuvres pour la première fois. Les éditeurs québécois des années 60 n'étaient eux-mêmes pas prêts pour une pareille claque et refusèrent ses manuscrits.

De 1966 à 1968, Gallimard rattrape la balle et publie coup sur coup "L'avalée des avalés", "Le nez qui voque" et "L'océantume". Le monde littéraire s'étonne qu'un écrivain d'un tel calibre n'ait pas trouvé preneur dans sa patrie. Le succès de son premier roman est si rapide que tous les regards se tournent vers Ducharme. Celui-ci refuse toute demande d'entrevue, ne se prête à aucun exercice promotionnel et ne veut même pas qu'on le prenne en photo. Il n'en demeure pas moins prolifique et continue de signer romans, pièces de théâtre, chansons et scénarios de films pendant plus de trente ans.

"Le nez qui voque", deuxième roman publié de Ducharme, raconte le quotidien de Mille Milles et Chateaugué, adolescents fugueurs de 16 et 14 ans qui ont le projet de se suicider. Mille Milles tente de composer avec ses pulsions sexuelles envers celle qu'il considère comme sa petite soeur en se cachant dans une misogynie intransigeante. Chateaugué est quant à elle impuissante face au rejet cruel de son ami qu'elle s'explique mal. Au fil des pages, ce duo d'âmes fragiles refusant de vieillir mène une lutte contre la vie adulte qui frappe à grands coups contre les remparts de leur pureté juvénile.

C'est à peu près le meilleur résumé du récit que je puisse faire. Chez Ducharme, le noyau de l'oeuvre se trouve entre les lignes, au fil des jeux de mots (pas toujours très bons), des digressions et des banalités. Rien ne se passe et pourtant on continue d'avancer dans le texte sans se lasser. Les répétitions, les inventions linguistiques abondent. Les mots d'esprit géniaux côtoient les stupidités les plus ineptes. Mille Milles est souvent odieux, imbuvable. Chateaugué à la fois fragile et têtue. Ducharme ne demande à personne de les aimer.

De prime abord, on pourrait croire que "Le nez qui voque" est improvisé d'un bout à l'autre. L'écriture de Ducharme donne parfois l'impression d'être brouillon. Toute structure narrative conventionnelle est anéantie. Mais les manuscrits de l'auteur qui sont entreposés aux archives nationales révèlent un travail colossal et un souci du détail presque maladif. L'éclatement calculé du langage est la spécialité de Réjean Ducharme. Pour bien saisir sa différence, il faut la lire.