Conversations avec Adonis, mon père
de Adonis, Ninar Esber

critiqué par Eric Eliès, le 11 août 2016
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Libres propos sur le monde arabo-musulman et sur la création artistique
Ce recueil d’entretiens entre le poète syrien Adonis et sa fille Ninar Esber, artiste plasticienne installée en Europe, est constitué d’une suite de discussions thématiques menées à tout allure avec une grande liberté de ton. Même s'il est un peu ancien (il date de 2003 et n'aborde donc pas les printemps arabes), il passionnera tous ceux qui s'intéressent à l'oeuvre d'Adonis, l'un des plus grands poètes contemporains, et aux sociétés arabes. Le style, direct et oral comme si le texte était la retranscription fidèle de conversations informelles, nous introduit au cœur de l’intimité entre le père et sa fille, un peu comme si nous étions le témoin muet et invisible de leurs retrouvailles et surprenions des propos et des confidences qui ne nous étaient pas vraiment destinés…

Adonis et Ninar s’expriment sans retenue et dévoilent, en les enchevêtrant au fil des discussions, leurs sensibilités artistiques (qui s’avèrent très différentes voire divergentes), leurs conceptions politiques et philosophiques et, avec une grande franchise, une part importante de leur histoire familiale, qui ne fut pas sans heurt… Ninar, qui est créditée sur la couverture comme l’auteure du livre, mène les débats, posant à son père des questions parfois très personnelles et n’hésitant pas non plus à le contredire ; Adonis ne cherche pas à esquiver les sujets délicats mais répond parfois par d’autres questions ou invite sa fille à mieux expliciter ses convictions et à affiner ses questions.

Dans ses prises de position et ses passions, Ninar, qui vit en Europe après une enfance libanaise, apparaît clairement comme une jeune femme occidentalisée. Elle revendique avec force le droit pour les femmes arabes de s’émanciper de toute tutelle masculine ou religieuse et déplore la complaisance de la société occidentale (par exemple sur le port du voile). Ses idoles sont Marylin Monroe et David Bowie ; elle a d’ailleurs choisi, pour les titres des différents paragraphes du livre, de faire référence à des chansons (James Brown, Led Zeppelin, The Clash, Marylin Monroe, David Bowie etc. mais aussi Serge Gainsbourg et France Gall). Elle admire également son père mais n’en lit pas les œuvres, se sentant mal à l'aise et peu capable de les comprendre. En fait, l’attitude de Ninar trahit une sorte de fascination envers le génie et l’aura d’Adonis mais aussi des difficultés à se positionner, en tant que fille et en tant que femme indépendante, vis-à-vis de ce père célèbre. On a parfois l’impression que ce livre constitue une sorte de thérapie ou de moyen détourné pour lui permettre d’avoir une discussion franche avec son père. Adonis (de son vrai nom Ali) a été un père absent, qui s’est entièrement voué à l’écriture poétique et a laissé le soin à son épouse d’éduquer leurs deux filles, qui ont grandi à Beyrouth pendant les bombardements israéliens. Même s’il est aujourd’hui un père heureux et soucieux du bonheur de ses deux filles, Adonis, qui regrette d’avoir été aussi peu présent, admet, assez crûment, que l’ambiance familiale n’était pas bonne et qu’il n’avait pas désiré la naissance de ses enfants car, issu d’un milieu campagnard et modeste, il s’estimait, ayant été très marqué par les difficultés matérielles qu’il avait dû surmonter après le décès de son père, être incapable de pleinement subvenir aux besoins d’une famille.

Tout au long des entretiens, Ninar et Adonis abordent diverses problématiques sociétales du monde arabo-musulman (la montée des intégrismes et du fanatisme, les luttes politiques, la violence envers les hommes et les animaux, etc.) mais Ninar semble obnubilée, presque jusqu’à l’obsession, par la place de la femme dans la société contemporaine et dans le monde arabe. Elle harcèle son père de questions relatives sur les rapports homme/femme et dénonce avec force, en assumant des positions parfois radicales sur la liberté sexuelle (par exemple, Ninar considère que la fidélité conjugale est une convention sociale hypocrite), toutes les entraves misogynes issues de la religion et de la société arabe traditionnelle, qu’elle abhorre viscéralement. Adonis, qui a grandi en Syrie dans un milieu musulman traditionnel, partage son rejet total des religions (en rejetant dos à dos les trois monothéismes) et condamne franchement le rôle néfaste de l’islam qui, pour lui, n’a jamais rien produit de beau ou de bon. Pour Adonis, toute la poésie arabe authentique a été écrite en opposition aux prescriptions sclérosantes de la loi coranique, qui est en outre instrumentalisée à des fins politiques dans les luttes de pouvoir. Ninar et Adonis s’expriment de manière parfois excessive et caricaturale, notamment quand ils sous-entendent que l'humanité depuis 2000 ans n'a rien produit de comparable à l'Egypte et à la Grèce antique, mais ils défendent avec sincérité, et courage dans le contexte des sociétés musulmanes, les valeurs de la tolérance et de la laïcité ( nota : plusieurs prédicateurs salafistes ont déclaré Adonis en état d'apostasie ) en se moquant du politiquement correct qui entrave la liberté de parole, que ce soit dans les sociétés arabes ou dans les sociétés occidentales (allant jusqu’à évoquer entre eux la puissance d’impact esthétique de la destruction des tours du World Trade Center, Adonis pointe la condamnation des propos de Stockhausen formulés après les attentats). Adonis se montre néanmoins plus subtil, ou plus tempéré, que sa fille et lui reproche quelques affirmations injustement péremptoires sur des pays dont elle méconnaît l’histoire et la complexité (par exemple, les populations cultivées de Beyrouth et de Damas ont su aménager des espaces de liberté et constituer une sorte de société parallèle). Contrairement à sa fille, qui vit en jeune femme européenne et citadine (même si elle s’interroge sur ses racines), Adonis ne renie ni son identité arabe (qu’il fait remonter au temps pré-islamique, quand la société était plus tolérante) ni ses attaches alaouites (qui sont culturelles et en aucun cas une forme de soutien politique) ; il exprime par ailleurs le souhait de finir ses jours et être enterré dans le village de campagne syrienne où il est né…

La conversation entre Ninar et Adonis porte également sur la création artistique. La littérature ayant accaparé son père, Ninar en a conçu une sorte d’aversion envers l’écriture et la lecture, même si elle éprouve le besoin de disposer de livres (en tant qu’objets familiers) autour d’elle, pour recréer l’espèce de cocon qui la protégeait à Beyrouth pendant les bombardements israéliens des années 80. Ninar a longtemps cherché sa vocation puis a choisi, après avoir été médusée par une représentation de la performeuse new-yorkaise Claude Wempler, de devenir une artiste plasticienne dont l’œuvre utilise l’image et la performance. La conception artistique de Ninar, qui déclare détester le classicisme des amis peintres d’Adonis, est très militante, porteuse d’un discours politique et féministe qui cherche à interroger, ébranler voire révolutionner la société en fracassant les conservatismes (Ninar interroge d’ailleurs son père sur la capacité des sociétés arabes à déclencher une révolution). Il y a un gouffre générationnel entre Ninar et son père, dont le rapport à l’art est avant tout un rapport à la langue arabe. Adonis vit en exil dans la langue arabe, qui est sa langue maternelle et sa véritable patrie : il écrit, sans souci de la réception de ses textes par le public (Adonis n’a d’intérêt que pour les individus), pour se connaître et se construire en tant qu’homme. L’écriture poétique ne sert pas à s'exprimer ; elle est une création permanente, qui réinvente le rapport du poète avec sa langue (qu’il assimile à une femme aimée qui reste insaisissable ou un horizon qui sans cesse recule) et, au-delà des mots, avec le monde. Parce qu’elle est liée à l’intimité du poète, la poésie ne peut jamais être totalement comprise et parce qu’elle est création, la poésie doit sans cesse se confronter aux limites (y compris celles de la poésie, ce qui fait que la frontière est poreuse entre la poésie et la non-poésie) et refuser tous les interdits. En conséquence, Adonis considère qu’il doit être lu en arabe (la traduction constituant une barrière infranchissable) et se fiche d’avoir des détracteurs, affirmant même qu’un succès public constituerait la preuve que son écriture serait commune et banale…