Beckomberga: Ode à ma famille
de Sara Stridsberg

critiqué par Lucia-lilas, le 19 août 2016
( - 58 ans)


La note:  étoiles
Beckomberga Ode à ma famille
Jackie va presque tous les jours voir son père à l’hôpital psychiatrique surnommé le « château des Toqués » : Beckomberga. Un asile immense, le plus grand d’Europe : deux mille lits et la volonté de traiter les malades différemment en leur offrant peut-être plus de liberté dans un espace ouvert où règne la nature : des tilleuls, des rosiers, un vaste parc et des grilles qu’on ne voit pas, enfin pas tout de suite…
C’est presque une ville dans la ville de Stockholm et son architecte Carl E.Westman est très fier de son projet. Les travaux ont commencé en été 1929. « Le résultat est à la fois modeste et monumental, grandiose et mélancolique. » L’espace intérieur est baigné de lumière et partout des fenêtres d’où la vue est magnifique. On voit le vaste ciel, les nuages et les oiseaux. L’hôpital ouvrira ses portes en 1932. Peut-être certains croient-ils à « un nouveau monde où personne ne sera laissé pour compte, où l’ordre et le souci de l’autre seront de mise… » Énième utopie ?
Le père de Jackie s’appelle Jim, ses amis de l’hôpital l’appellent Jimmie Darling. Comme sa fille, la narratrice, on tente une approche : on essaie de comprendre qui il est, ce qu’il pense, ce qui ne va pas et pourquoi ça ne va pas. Il boit, fait des crises d’épilepsie, veut se suicider en nageant au loin dans la mer depuis une petite plage du nord de l’Espagne, se sent chez lui à Beckomberga, ne compte pas vraiment en sortir. « De toute manière je n’ai jamais voulu vivre. » répète-t-il inlassablement à sa fille qui lui murmure : « Fais ce que tu veux, Jim. Tu as toujours fait ce que tu voulais »
C’est vrai qu’il ne s’est jamais privé, Jim : allant à droite à gauche pour profiter de femmes rencontrées, à peine aimées, s’étourdissant avec elles, se saoulant pour oublier qu’à la maison l’attendent sa femme Lone et sa fille. Elles le cherchent dans les rues de Stockholm et le ramènent à la maison comme elles peuvent.
Il finit par louer une chambre rue de l’Observatoire. Parfois, il revient à l’appartement avec son baluchon. Ceci a lieu un peu avant son admission à Beckomberga.
Jackie adolescente va voir tous les jours ce père au pavillon Grands Mentaux Hommes, tente d’échanger avec lui, pour le sauver sans doute, le sortir de là. Elle espère encore mais un médecin la met en garde : « Jim a perdu quelque chose mais il ne sait pas ce que c’est ».
Une quête sans objet semble perdue d’avance…
Elle lui demande de sa petite voix si rien ne le rattache à la vie, même pas elle. « Ce qui rend les gens heureux ne m’a jamais rendu heureux » répond-il sans illusions. Parfois il la regarde à peine, cette fille aimante, d’autres fois, il a oublié son existence. Il se demande s’il l’a aimée un jour et le lui dit. Elle reviendra encore et encore, comme « une petite dérangée » s’accrochant à cet espoir ténu de le voir devenir heureux même si ce mot, posé à côté du nom de son père, forme un oxymore.
Elle est là, auprès de lui ou bien dans le parc à sa recherche. Elle observe les nuages qui passent, parle avec les malades. Certains médecins s’étonnent de sa présence et l’acceptent au-delà des heures d’ouverture. Elle appartient à ce lieu, à ces gens.
Plus tard, constatant que son père vieillit et que sa mère absente voyage pour fuir, elle s’accrochera à son fils Marion qui lui donnera l’impression d’être « mieux ancrée au sol, d’être enfin concernée… par la force de gravité. ».
Elle aura tenté de faire quelque chose, pensant détenir le pouvoir quasi magique d’agir sur le monde et sur les autres mais finalement elle s’avoue vaincue : « je n’ai jamais sauvé quelqu’un… je n’ai même pas ne serait-ce que failli sauver quelqu’un. »
Aveu de son échec, de sa faiblesse : elle a vu sa famille se perdre, son adolescence s’évaporer, ses illusions disparaître à tout jamais. Elle a tenté de s’approcher de ce père étrange, absent, égoïste, séduisant, terrible et fascinant. Elle a aimé sans compter celui qui lui a dit : « Je ne sais pas si je t’ai aimée », ce père avouant qu’il n’a « jamais été quelqu’un sur qui on pouvait compter ».
En voulant le sauver, le ramener à la maison auprès de sa mère, elle a failli se perdre. Elle a fini par « presque vivre » elle aussi à Beckomberga, elle qui avait peur de devenir « toquée ». « Parfois, dira-t-elle à Lone, j’ai l’impression d’avoir grandi dans cet hôpital ».
Il fermera ses portes l’hiver 1995. « Les neuroleptiques … permettent une vie en dehors des institutions », c’est un pan de sa vie qui tombe, une page qui se tourne.
Une grande mélancolie émane de ces pages poétiques et sombres, une tristesse profonde et lasse, le sentiment que quelque chose n’a pas eu lieu, n’a pas été sauvé et s’est perdu à tout jamais. La famille a sombré, l’institution a fermé.
Et l’on sent dès les premières lignes de cette œuvre terriblement nostalgique que ça ne va pas marcher, que l’effondrement est inévitable.
Des bribes de conversations, des fragments de voix, des touches de lumière parsèment l’œuvre comme de vagues souvenirs dont il ne reste que des lambeaux bientôt éteints.
Il ne se passera rien. La narratrice aurait aimé le contraire. L’espoir a guidé ses pas. En vain. L’asile a fermé, le père est mort. Reste l’enfant, Marion, à qui elle montre les lieux. Elle lui raconte certainement la vie de ceux qu’elle y a rencontrés et qui sont partis eux aussi… ou peut-être morts.
Un monde qui n’est plus, une voix seule, nostalgique et émouvante pour tenter de dire ce monde disparu.
Jackie a des visions : un oiseau de mer blanc vole dans les couloirs de Beckomberga : « Le froissement des ailes, le frémissement des plumes, un lointain relent de mer et de mort, comme si les vagues se brisaient sur une plage située quelque part à l’intérieur du bâtiment, comme si l’architecture dissimulait une blessure ».
Elle sait que cela n’est pas possible, cela n’a pas été.
Quand on n’a plus de souvenirs, il ne reste alors que les rêves… Dans le fond, c’est peut-être mieux.