Les cahiers de Malte Laurids Brigge de Rainer Maria Rilke

Les cahiers de Malte Laurids Brigge de Rainer Maria Rilke
(Die Aufzeichnungen des Malte Laurids Brigge)

Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone

Critiqué par SpaceCadet, le 30 août 2016 (Ici ou Là, Inscrit(e) le 16 novembre 2008, - ans)
La note : 8 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 3 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (12 806ème position).
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Plongée dans l'univers d'un poète en devenir

Descendant d'une défunte lignée d'aristocrates, Malte Laurids Brigge vit, dans le dénuement et l'isolement, un exil dont les raisons demeurent inexpliquées. Agé de 28 ans, arrivé depuis peu à Paris, une ville qu'il découvre pour la première fois, il consigne dans ces cahiers, ses observations, ses pensées, ses souvenirs, bref, il y décrit ce qu'il ...'voit'.

"J'apprends à voir. Je ne sais pas pourquoi, tout pénètre en moi plus profondément, et ne demeure pas où, jusqu'ici, cela prenait toujours fin. J'ai un intérieur que j'ignorais. Tout y va désormais. Je ne sais pas ce qui s'y passe."

Ses réflexions, ses notes, se situent donc dans ce présent, cette réalité nouvelle dans laquelle il tente de s'inscrire. Depuis l'observation de son environnement immédiat, il se détache graduellement de l'actuel, pour s'enfoncer au gré de ses souvenirs, dans un passé enfoui et laissé inachevé. Ainsi, parmi les gens et les événements, les lieux, les objets ou les lectures qui l'ont marqué nous observons, suivant la perspective qu'il nous impose, -celle de l'homme qui se souvient, celle de l'homme qui revisite et examine le regard de l'enfant ou de l'adolescent qu'il a été-, comment, par quelles instances il a évolué et s'est transformé en cet être duquel lui-même, le poète en devenir, tente, comme la conclusion peut laisser supposer, de s'affranchir.

Initialement publié en 1910, soit vers le mitan de sa carrière, cet unique roman écrit par un poète et nouvelliste avéré se laisse difficilement définir tant il comporte d'éléments éparses, abordés la plupart du temps sans préambule et explorés d'une manière à tout le moins singulière. Tantôt solidement ancré dans la réalité actuelle, il abandonne rapidement l'ici-maintenant pour voyager dans l'ailleurs, réel ou imaginé, frôlant le surréalisme, le rêve halluciné, la douce folie, le cynisme, le détachement ou encore l'auto-analyse.

Perdus dans les méandres de la pensée de ce poète en devenir, on se laisse malgré tout entraîner par ce narrateur dont la voix est si authentiquement prégnante qu'elle prend entièrement possession de notre attention. C'est d'ailleurs sur cette présence tout autant que cette voix que repose le récit, car c'est précisément cela, ce puissant flot narratif, filtré et rendu par ce personnage-narrateur qui crée l'unité du roman.

Servi par une prose qui, outre sa teneur poétique, est à la fois volubile et tissé serré, c'est par l'écriture que l'on entre d'abord dans ce roman et c'est grâce à l'unité créée par la narration que l'on ose ensuite appréhender son contenu morcelé.

Entamés le 11 septembre d'une année non précisée, achevés on ne sait combien de temps après, ces cahiers nous entraînent de Paris à Ulsgaard ou Urnekloster, de la maison ancestrale à la bibliothèque nationale ou à l'hôtel-Dieu, du théâtre d'Orange à Venise; parmi une ribambelle de parents, cousins, comtes et ancêtres mystérieux, nous croisons Charles le téméraire, Bettine (1), le roi Charles VI, ou Sappho; nous affrontons la peur, examinons les visages des hommes, sommes confrontés à la mort, et toujours, revenons à la poésie.

De ce parcours, de cet espèce de retour en arrière ressemblant à un processus de reviviscence dont la signification n'est pas toujours claire, bref, de cette démarche à laquelle nous assistons sous l'égide d'un guide assumant plusieurs rôles (narrateur, auteur, sujet, acteur), nous ressortons à la fois désorientés et envoûtés.

Notes

1.Personnage d'un roman écrit par Bettina Von Arnim (1785-1859) ayant pour titre 'Echange de lettres avec une enfant'.

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Expérimenter l’espace moderne et mouvant du monde

10 étoiles

Critique de Phil SMT (, Inscrit le 19 septembre 2020, 64 ans) - 22 septembre 2020

"J'apprends à voir. Je ne sais pas pourquoi, tout pénètre en moi plus profondément, et ne demeure pas où, jusqu'ici, cela prenait toujours fin. J'ai un intérieur que j'ignorais. Tout y va désormais. Je ne sais pas ce qui s'y passe."
Malte Laurids Brigge, jeune intellectuel aristocrate danois, presque anonyme, sans fortune, aspire à écrire et arrive à Paris, y cherchant salut et inspiration. Notant au fil des jours ses remarques dans un carnet, Malte met à l’épreuve son devenir d’écrivain, sa recherche poétique et sa quête d’identité, tout en tentant de ne pas se diluer complétement dans le chaos urbain de la modernité, attentif à ses failles comme à ses révélations.
Unique entreprise romanesque de Rainer Maria Rilke, cette œuvre à part, novatrice, follement séduisante, à la frontière du roman et de la méditation poétique, est un ensemble de cahiers où, dans une mutation infinie du sujet et du monde, se mêlent dissections des sens, transfiguration lyrique, géographie urbaine et immersion dans l’histoire de la poésie.

Rilke n'a de cesse de marquer la conscience du lecteur en semant la confusion : le récit discontinu, suite de fragments, côtoie une dissolution du personnage de Malte, tout en superposant à cette diffraction un monde poétique aux formes éblouissantes, ou rien n’est défini ni définitif.
Cette ambivalence génère une tension donnant au texte toute son énergie, dualité opposant un personnage central impuissant, malgré une introspection soutenue, à accomplir sa mutation littéraire, à un roman dont la forme innovante, elle, a réussi toutes les transformations. Rilke saborde ainsi le procédé traditionnel littéraire pour mieux nous parler de modernité.

Véritable hymne à la marge des êtres et à la frontière des choses, ce roman moderniste à la forme intimiste se retire au seuil de la modernité pour mieux en expérimenter le sens et les contours perméables. Rilke y diagnostique les mœurs propres au monde moderne urbain (Paris), où les images et les sens se multiplient frénétiquement en signes traitres et artificiels, et interroge la place de l’homme dans ces nouveaux modes d’existence. L’auteur, par le biais de la sensibilité et du regard de Malte, dessine une expérience négative de l’ère moderne et du progrès, où la quête de savoir et d’identité affronte la ville, l’écriture et la mort. Menaçant l’identité, la cité se révèle périlleuse autant pour la sphère intime que pour la singularité et l’unicité de Malte : elle multiplie tout, diffracte tout, quand Malte a tant besoin de se concentrer en un point singulier et transformer cette introspection en expérience d’écriture, écrire étant le seul moyen de combattre spirituellement et physiquement les signes trompeurs de la modernité. Il s’agit donc de conjurer la confrontation avec le réel, source de remise en cause et de tourment, pour se reconstruire par l’écriture : surmonter le fiasco pour le muer en accomplissement.

C’est aussi une quête esthétique transmutée en quête d’un absolu exempt de concept et de définition, niant toute limite, jouant avec l'espace-temps dans un monde subjectivement ré-agencé. Bouleversement de l’ordre du monde, bouleversement du langage, du corps, des espaces, des temporalités : rien n’est permanent, toute frontière est celle de la peur, tout refuge réside dans l’indiscernable.

C’est enfin une quête morale de l’homme moderne (morale dont la consistance est incarnée par l’écriture, vectrice de vérité) oeuvrant à sauver l’âme des démons urbains, puisque pour Malte, et donc pour Rilke, écrire et vivre ne sont qu’un : l’écriture n’est pas artifice moderne mais possibilité d’existence et de continuité dans un modernisme discontinu.
L’auteur nous enjoint donc par le biais de l’écriture à expérimenter par nous-même l’espace moderne et mouvant du monde grâce à l’espace moderne et mouvant de ce roman.

Rainer Maria et son double...

8 étoiles

Critique de Patman (Paris, Inscrit le 5 septembre 2001, 62 ans) - 31 août 2016

Ces "cahiers" sont l'unique roman de Rilke et sont en très grande partie autobiographiques. A la base, il est constitué de notes prises par Rilke au cours de ses pérégrinations à travers l'Europe depuis son installation à Paris en 1905 ce qui explique sans doute ce côté un peu confus. Malte, c'est Rainer !
Un livre qui vaut surtout pour la beauté de sa prose plus que pour sa trame romanesque mais certainement un grand classique !

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