La beauté du monde: La littérature et les arts
de Jean Starobinski

critiqué par Colen8, le 15 octobre 2016
( - 83 ans)


La note:  étoiles
La vie et l’œuvre d’un maître de la critique, historien des idées et de la littérature
Né en 1920 dans une famille juive immigrée de la Pologne orientale russophone installée à Genève où il mènera sa carrière Jean Starobinski entreprend un double cursus de lettres et de médecine, avant de pencher vers la philologie, la critique littéraire, l’enseignement et de vivre de son métier d’écrivain. Il ne renie pas pour autant une sensibilité aux psychothérapies et aux publications de Freud qu’il met au service de son activité littéraire. En près de soixante-dix ans depuis sa thèse sur Rousseau le « rêveur solitaire », ce fou de l’histoire de la littérature également féru d’art sous toutes ses formes aura publié une centaine d’œuvres en grande partie rééditées dans ce pavé de plus de 1300 pages. Nul doute qu’on en tirera le plus de profit en se rapprochant si l’on peut des œuvres analysées.
Sa lecture revient à embarquer pour une navigation au long cours. Elle invite à une longue et fascinante exploration intellectuelle à travers les siècles de quelques grands auteurs. C’est une plongée à la fois érudite et profonde au pays des idées, à la découverte d’une impérieuse nécessité de création artistique non exempte de souffrance, à l’interprétation des textes en des termes proches des arts de la peinture ou de la musique. En effet, chant musique et poésie ont eu partie liée depuis les origines. Les commentaires de la poésie et de la littérature nous entraînent à une lecture particulière de « l’alchimie du poème ». Ne dit-il pas : « si telle était aujourd’hui la tâche que s’assigne la poésie, elle aurait fonction dans un monde profane, d’être la gardienne du sacré », ou encore « il suffit que la poésie ne soit que la promesse, pour que sa présence soit comme l’eau qui change le désert » ?
Sa préférence semble aller à Baudelaire le « compagnon de route », dont il reconnait les influences multiples, qu’elles viennent de Rousseau, d’André Chénier le néoclassique, d’Edgar Poe l’américain dont il traduit certaines œuvres, mais aussi du poète latin Prudence, ou de Dante ou de Shakespeare. Le lyrisme du poète marqué sa vie durant d’un pessimisme morbide aggravé par la drogue et l’alcool est souligné dans toute l’œuvre à commencer par « Les Fleurs du mal » et « Le Spleen de Paris ». Il consacre une longue étude à Pierre Jean Jouve le considérant malgré une écriture difficile comme un très grand poète, essayiste et auteur de fictions du siècle dernier, qui a regretté de n’avoir pas le talent d’un musicien. Sa forte spiritualité trouve une expression particulière dans « Vrai Corps » à la fin du recueil « Noces ».
Ce sont une douzaine de chroniques plus ou moins étoffées sur d’autres poètes contemporains auxquels il rend hommage en analysant tout ou partie de leur œuvre : Mallarmé, André Breton chef de file des surréalistes, Paul Valéry, Claudel, Henri Michaux, Pierre Jaccottet soutenu dans son œuvre poétique par la critique et par la traduction (dont l’incomparable « Odyssée »), Yves Bonnefoy* inspiré tantôt par le voyage, tantôt par le rapprochement des termes « beauté » et « vérité », René Char dont l’œuvre donne un sentiment d’espace et d’ouverture vers le haut, Roger Caillois, Saint-John Perse. Leurs succèdent des études d’écrivains en prose. Il y a Kafka parti à 40 ans des suites de la tuberculose en 1924 non sans avoir exigé la destruction complète de tous ses écrits…, Romain Rolland et des auteurs romands non moins estimables.
Parmi les peintres des chroniques ont été écrites sur Van Gogh, Goya, Balthus** remarqué également pour la création des décors de « Cosi van tutte » de Mozart à Aix-en-Provence. Le public sensible à l’enchantement de l’opéra retiendra les séries de textes inspirés notamment par Les Noces de Figaro d’après Beaumarchais, ou Don Juan d’après Molière, composées par le duo formé de Mozart et son librettiste poète italien Lorenzo Da Ponte qui célèbrent ensemble la splendeur des Lumières.
Multiformes, lyriques, originaux, ces commentaires qu’il ne manque pas de théoriser à la fin du recueil s’expriment à propos des thèmes, des styles, des mots, des compositions, de la syntaxe, de la musicalité, des influences, des références mythologiques ou historiques, des symboles, des émotions perçues ou ressenties. Sa méthode est illustrée par le carré ouvert sur « la beauté du monde » de la couverture dont les sommets symbolisent l’herméneutique, l’histoire sémantique ou des idées, la stylistique, l’esthétique avec toutes les combinaisons possibles en jouant sur les côtés et les diagonales.
Voici ce qu’en dit Martin Rueff auteur à la fois de la préface et de la postface de l’ouvrage (p. 1305) :
« Jean Starobinski, spécialiste de Rousseau, mais aussi de Diderot et de Montesquieu, Jean Starobinski historien et dialecticien des Lumières ainsi que premier lecteur du poète Pierre Jean Jouve ; Starobinski baudelairien parmi les baudelairiens, iconographe des représentations de l’artiste au XIXe et au XXe siècle ; philologue et stylisticien, et encore médecin et psychiatre, historien de la mélancolie, ou Starobinski musicologue, attentif aux enchantements de l’opéra ; Starobinski l’ami des poètes ; le préfacier de Calvino ; l’œil vivant ouvert sur le ciel de Tiepolo ou Michaux ; autant de figures que les spécialistes de la vie intellectuelle se complairont peut-être à distinguer en Jean Starobinski. »
*décédé en juillet 2016
** lui aussi d’origine polonaise et dont les œuvres sont présentées et commentées sur le site
https://cieljyoti.wordpress.com/2012/02/…