Destiny
de Pierrette Fleutiaux

critiqué par Alma, le 1 novembre 2016
( - - ans)


La note:  étoiles
" Entre donner tout et ne donner rien, où placer le curseur ?"
Anne, une parisienne de 60 ans environ, appartenant à un milieu intellectuel plutôt aisé, porte secours dans le métro à Destiny, une nigériane sans papiers enceinte et victime d'un malaise. Tout naturellement, sans obéir à une quelconque injonction intérieure de charité chrétienne, Anne la mène à l'hôpital, puis passe prendre de ses nouvelles, l'aide dans ses démarches administratives, lui procure vêtements et argent. Elle l'accompagne dans sa vie de jeune maman démunie ballotée d’hôpital en centre d'accueil ou logement social et devient à la fois l'amie et la personne ressource qui répond toujours aux besoins de Destiny, ou les anticipe.

Les rapports entre les deux femmes de culture très différente sont fragiles, précaires et risquent à tout moment de se dissoudre .
Anne est partagée entre le désir de faire beaucoup au risque d'envahir la vie de Destiny ou de blesser sa fierté, et la crainte de n'en pas faire assez ; entre la curiosité sur le passé de la jeune femme dont on devine peu à peu qu'il est fait de maltraitances,de frayeurs et de misère, et la crainte d'un voyeurisme capable de faire resurgir chez elle les traumatismes anciens .
Elle voit se succéder les moments de satisfaction, ses « bonbons à sucer », liés aux petites réussites et aux petits bonheurs de Destiny et les périodes d'inquiétude, lorsque celle-ci ne se manifeste pas ou pendant les vacances où elle se sent coupable d'abandonner sa protégée pour rejoindre sa famille loin de Paris .
Quant à Destiny, elle alterne les phases de confiance et d'énergie, persuadée qu'elle a, comme le lui confère son nom, un destin que Anne l'aide à atteindre, et les phases où « sous son masque d'impassibilité hautaine », elle se ferme et devient une sorte de monolithe que rien ne peut plus atteindre.

Cette relation, présentée du point de vue d'Anne, apparaît comme une double apprivoisement, s'étale sur deux années et donne lieu à un récit précis, circonstancié qui tient à de la fois du documentaire et d'une fiction romancée.
Un récit qui dépasse la simple étude d'un exemple concret de solidarité pour atteindre l'universel dans les belles pages où Anne fait de Destiny la représentante de l'éternelle migration humaine où des êtres fuient des « terres embrasées de haine et de mort, des terres où luit l'éclat des lames, où les corps sont tranchés, tailladés, écrasés. Des terres où le semblable a des dents de crocodile et le regard des hyènes »

Le dénouement ( ou plutôt les 2 dénouements successifs) de cet émouvant ouvrage peut surprendre et laisser le lecteur dans l'incertitude , entre pessimisme et espoir, rien n'étant jamais acquis …....
fraternité 10 étoiles

Ça débute dans la métro. "Anne prend le bras de la future mère, elle a le sentiment que la femme n'a pas besoin de son aide, elle regarde sa protégée". Voici que sa vie prend un autre tour. Anne fait partie de la classe moyenne, elle est grand-mère depuis peu. Elle vient de tomber par le plus grand des hasards sur Destiny, une migrante africaine (elle apprendra qu’elle vient du Nigeria, après un périple hasardeux) enceinte et qui se trouve mal : mais que sait-elle vraiment du miracle qui l’a amenée là ? D’ailleurs, que sait-elle en général des migrants, ces quasi-invisibles de notre société : rien, presque rien, trop peu. Destiny, car c’est son nom, ne parle pas français, et son anglais corseté de mots en langue locale (Destiny lui dira que c’est du beni) est difficile à comprendre. Anne décide, non sans hésiter, de l’accompagner à l’hôpital : c’est là qu’elle commence à prendre conscience des difficultés d’aider un migrant. Elle ne veut pas entrer dans la charité, mot qui "lui déplaît. Elle ne le reprend jamais à son compte. C’est de ces mots qui se glissent parfois d’eux-mêmes, là où on ne veut pas d’eux".

Anne découvre qu’il n'y a rien dans sa vie "qui puisse lui servir de point de comparaison, qui puisse lui servir à comprendre vraiment, de l'intérieur la vie de cette" migrante. Mais peu à peu, non sans mal, elle pénètre, presque par effraction dans la vie de Destiny, qui a accouché d’une petite Glory, et se trouve ballotée au gré des logements toujours provisoires que lui offre le 115. Destiny lui parle, de ses enfants car elle en a d’autres, de sa vie au Nigeria, de son parcours à travers le Sahara et sur la mer. Informations pas toujours sûres, ou qu’Anne comprend mal ou essaie d’interpréter. Destiny est comme "un animal dans la jungle" avec "ses regards brefs, ses reculs et ses avancées [...], un animal traqué et souvent blessé, sur le qui-vive, tous les sens aux aguets, habitué à anticiper les attaques, faisant feu de tout ce qui dans son corps puissant peut assurer protection".

Car Destiny est une femme puissante (elle a traversé "plusieurs pays sans boussole ni carte ni GPS"), décidée à tout faire pour surmonter les coups durs de la misère, qui "est comme l’Hydre, on réussit à lui couper une tête, il lui en repousse une autre. [...] Dans l’état de migrant, il manque toujours un papier, qui en appelle un autre. Pour cet autre, il faut payer, pour avoir l’argent, il faut le papier, cercle maudit de la misère". Mais Destiny a pu constater, que "dans ce pays, des entités bienveillantes lui ont offert un répit, mais d’autres entités sont à l’œuvre [...], qui voudraient la pousser par-dessus bord, la rejeter dans la non-existence, les bienveillantes sont de bonne volonté mais faibles, les malveillantes sont pleines de conviction, mais rien n’est jamais joué, la carte des dominations peut se renverser".

Anne a choisi la bienveillance amicale, mais avec des limites. "Quand le mot égoïsme lui vient à l’esprit, c’est plus par automatisme de pensée que par conviction, car la vérité est ailleurs. La vérité, c’est [qu’Anne] ne peut prendre en elle davantage de la nébuleuse Destiny". Elle a son mari, sa famille, sa petite-fille. De son côté, Destiny a retrouvé son mari, Victor, nigérian lui aussi qui parle un meilleur anglais, et elle a pu reprendre ses enfants confiés à une institution. Elle rêve de leur offrir une vraie vie, cherche du travail comme coiffeuse, participe à une grève des coiffeuses sous-payées où elle apprend la solidarité, commence à prendre des cours de français.

Destiny a donc décidé de s’apprivoiser, et c’est dur : il y a des hauts et des bas. Pour elle, même la nourriture est un problème. Anne l’invite au restaurant, mais il faut traduire les menus : "C’est de la bonne nourriture. Mais [Destiny] laisse de côté la purée d’avocat [qu’elle] ne connaît pas, donc n’y goûte pas". Aussi Anne, quand la famille entière est réunie, les emmène au McDo : les Nigérians s’y retrouvent mieux que dans un restaurant traditionnel, car ils peuvent choisir leurs menus en les visualisant.

Le roman s’achève dans un futur imaginaire, peut-être rêvé conjointement par Anne et Destiny. Glory "fait partie de la nouvelle marine européenne de sauvetage des migrants" avec son frère aîné Kelvin, devenu capitaine de bateau, tandis que le second frère, Michael, footballeur de talent, leur a payé leurs études. Ainsi Destiny aura eu un destin, au travers de ses enfants. "Les migrants sont capables d’exploits qui relèvent du miracle".

Beau roman (à noter que l'auteur a mis récit) fraternel, parfois bouleversant, qui restitue bien le sort des migrants et des bienveillants qui les accueillent, les soutiennent et font vivre la fraternité de notre devise nationale, mot "sans limite définie" qui nous intimide sans aucun doute, mais qui nous transporte au-dessus de nous-mêmes.

Cyclo - Bordeaux - 79 ans - 1 mars 2021


"Trop de choses échappent à Anne" 8 étoiles

Anne vient de faire des achats pour sa première petite-fille à venir, quand elle croise une jeune femme noire, enceinte, qui semble faire un malaise.
Elle l’accompagne jusqu’à l’hôpital, essayant d’échanger quelques mots en anglais. Les informations données sont fragmentaires, difficiles à comprendre.
Elle entrevoit malgré tout le parcours de Destiny. La violence, la terreur, qui l’ont poussée à quitter le Nigéria avec ses deux enfants quand on lui a fait miroiter un emploi de coiffeuse en Italie. Autres malheurs, autre exploitation, puis la fuite jusqu’en France, le placement de ses plus jeunes enfants, la naissance de Glory.

Anne découvre un autre univers en même temps que les limites du sien.
Elle est impressionnée par cette femme incroyable, mélange de force, de volonté et de faiblesse ; cette femme qui arrive à retrouver des foyers excentrés alors qu’elle ne lit ni ne parle la langue ; une femme toujours digne qui ne demande pas l’aumône, qui n’attend rien mais qui tient debout malgré tout, avec le mot magique "Centquinze".

Anne plonge dans le monde réel des migrants, des informations télévisuelles deviennent réalité humaine au travers d’une femme et de ses enfants, dans celui des atrocités commises par les musulmans contre les catholiques dans les pays africains, dans celui de la condition féminine ; tout ceci relaté presque comme des évidences, une fatalité, par Destiny.

Choquée, incrédule, par moments, Anne va explorer les limites de son univers, de sa vie confortable. Qu’est-elle prête à faire pour sauver Destiny ? L’accueillir, lui donner plus d’argent ?
"Cesse de t’inquiéter, de te faire du souci, de raisonner, d’anticiper, de chercher la petite bête, balance-nous cet insupportable esprit de sérieux sur le trottoir, cet esprit de sérieux qui colle et empoisse les neurones, donne-lui son congé pour quelques minutes au moins, cela doit pouvoir se faire, cela ne doit pas être un haut fait d’armes. Fais-le."
L’auteure saisit bien le malaise, l’ambivalence face au migrant, la fascination, le choc des cultures, la volonté de lutter contre des réactions primaires, l’observation avant l‘acceptation des différences.

Un récit marquant (à noter que ce n’est pas le mot "roman" qui figure sur la couverture) que cette rencontre bouleversante entre deux mondes qui ne se croisent que rarement, entre deux femmes, qui s’apprivoisent, jusqu’à devenir indispensables l’une pour l’autre. Des mots, des phrases, toujours aussi justes par cette auteure trop tôt partie.

" -  Vous avez sauvé ma vie. 
 Anne va protester, mais les yeux au loin, tranquillement, Destiny répète : "You saved my life ." Et Anne comprend qu’en effet il est question de vie et de mort, de mort et de vie, et que le respect lui impose de se taire. Un instant de silence, en hommage à ces choses mystérieuses qui les dépassent, elle Destiny, elle Anne."

Marvic - Normandie - 66 ans - 22 juillet 2019