Le Grand Espace
de Yves Bonnefoy

critiqué par Eric Eliès, le 28 novembre 2016
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Déambuler avec Yves Bonnefoy dans le musée du Louvre
Nulle photographie nulle reproduction dans ce livre, qui n'est ni un ouvrage d'art ni un essai de critique d'art ... Ce livre d’Yves Bonnefoy est en fait assez singulier car il répond à une commande du service culturel du Louvre qui souhaitait produire un film documentaire consacré au musée, avec un commentaire en voix off présentant le Louvre et ses projets de développement. Toutefois, Yves Bonnefoy ne se sentit pas contraint par le format imposé et fit, à sa guise et en toute liberté, œuvre de poète et de critique.

Homme d’une intelligence profonde et généreuse, fort d’une vaste culture artistique (amateur éclairé au sens noble du terme, il fut un spécialiste mondialement reconnu de la peinture de la Renaissance et de la peinture contemporaine) et doté d’une rare faculté d’empathie lui permettant de traverser les apparences d’un tableau, il s’intéresse, avec curiosité et passion, aux lieux (palais, pyramide, salles, réserves, bureaux, etc.), aux personnes (visiteurs, gardiens de salle, etc.) et, bien sûr, aux œuvres exposées, qui semblent s’éveiller dans la pénombre et le silence, dans les salles soudain désertes après la fermeture. Lorsque le musée ne résonne plus des pas de la foule, il s’ouvre à une réalité plus profonde, comme si se révélait un arrière-plan d'éternité caché derrière les apparences et que nous masquerait l’agitation de nos vies, qui nous fait oublier la béance du ciel et l’échéance de notre mort…

Ce n’est pas une pyramide. C’est le sablier qu’on va renverser pour que commence puis déjà s’écoule et bientôt cesse le temps de cette visite.

Et celle-ci, c’est donc quelque chose comme la vie, puisque lui voici assigné un terme. Et heureusement en est-il ainsi, sinon nous ne verrions des tableaux que l’éclat tout matériel des couleurs, nous ne saurions des dessins que des enchevêtrements de lignes. Nous ne connaîtrions des statues, comme les insectes des ruines, que les bosses et les fissures de la pierre.

***

Bientôt l’heure de fermeture, je vais être appelé en avant, guidé, poussé, la foule se resserrera autour de moi, le bruit s’intensifiera, la Grande Galerie, les salles sans nombre, les couloirs, tout cela sera en moi et partout le lit d’un immense fleuve.

Les rives passent de plus en plus vite maintenant, car le temps touche à sa fin dans ce crépuscule où s’éteint le rougeoiement des Titien, Rubens, Poussin, Delacroix, hauts reflets vacillant dans la nuit de l’eau de l’autre grand fleuve. Et au-dessus d’eux et de moi ces étoiles qui ne seront à jamais que le poudroiement de leur simple nombre.

Yves Bonnefoy porte une grande attention à tout ce qui structure et anime la vie du musée, jusqu’aux nuances apportées par la lumière du jour, qui varie selon les heures, et aux liens qui se tissent entre les œuvres exposées dans une même salle ou une même galerie. La déambulation d’Yves Bonnefoy est très précise et on pourrait suivre du doigt son cheminement sur le plan du musée à travers les différents départements. Néanmoins, s’offrent dans les tableaux et les statues tant de sens divers et mystérieux, s’ouvrent tant de passages dans le dédale des couloirs et des galeries aux alcôves chargées d’histoires secrètes bruissant des échos de l’Histoire, que les annotations d’Yves Bonnefoy ressemblent parfois à des récits en rêve, où l’onirisme du poète se superpose à l’érudition savante de l'amateur d'art.

La Joconde

Ce tableau est le plus fameux de tous les tableaux, mais c’est aussi la plus grande énigme. Car voici qu’un artiste a rêvé que grâce à sa science enfin exacte il va représenter de façon parfaite, sans rien pour troubler l’illusion, la jeune femme qui a consenti de s’asseoir devant lui pour tout le temps qu’il faudra, les mains désoeuvrées, le regard attentif à son geste à lui, cet étrange travail dont elle ne perçoit, de biais, que l’intensité silencieuse. Lui, Léonard de Vinci, voulait dégager la nature de tous les préjugés, de tous les mythes qui en ont voilé la figure. Mais que voyons-nous aujourd’hui sur ce visage aux couleurs légèrement craquelées ?

Plus rien que cet étrange regard, qui enseigne que la figure où il paraît n’est elle-même qu’un voile ; qui nous fait craindre que ces yeux, cette bouche, et ces deux mains croisées, et ces montagnes et eaux au loin, et ce ciel, ne soient qu’images peintes sur la nuit d’un sourire qui vient d’ailleurs, preuve d’évanescence d’un autre monde.

Même si Yves Bonnefoy s'attarde sur les statues antiques et les pièces archéologiques, c’est dans l’évocation des œuvres peintes que se manifeste avec le plus d’éclat le talent de « passeur » d’Yves Bonnefoy dont la sensibilité dévoile les sens explicites ou cachés d’un tableau. Assumant le « je », qui est le sceau d’une parole authentique, il saisit les résonances et les nuances d’un tableau qui semble soudain s’animer sous son regard et se densifier d’une présence quasi-charnelle. Le musée n’est plus un lieu de culture qu’on visite ; c’est un lieu privilégié où l’art s’incarne et construit une réalité plus haute apte à épanouir toutes nos facultés par la leçon d’existence dispensée par les maîtres, dont les œuvres nous confrontent à notre finitude et nous consolent de la mort à venir en éternisant l’instant dans le cadre du tableau et en ré-enchantant le monde, qui eût pu être si beau…

Quitter le Louvre, 2

La « Diane et ses servantes » de Poussin est vraiment un magnifique tableau. Rien de l’agitation de la plupart de ceux qui se sont donné ce sujet. Diane pensive est assise nue sur un banc de mousse. Autour d’elle les nymphes, accroupies dans l’herbe ou debout, et bien belles, sont visiblement immobiles, leurs yeux d’ailleurs presque clos, comme si toutes, qui l’instant d’avant s’affairaient autour de la chasseresse et de son triste gibier, l’avaient maintenant oubliée, à cause d’une musique que j’entends, même parmi mes nombreux voyages, même auprès du taxi qui fraye son chemin dans la foule, même en proie au temps qui se précipite. Que j’entends ? Oui, puisque les sons et les couleurs se répondent.

Quelle paix le grand art, quel bien, le trop vaste musée, que je traverse à grands pas !

Et Actéon est bien là, lui aussi immobile entre deux arbres, mais ni les nymphes ni Diane ne font attention à lui, il ne sera pas métamorphosé en bête, ses chiens ne le dévoreront pas.

***

Métamorphoses

Quel exemple à suivre, non ? Un palais, ce Louvre, où des figures conçues par des artistes dont nous ne savons plus rien ont pris la place de ces princes, de ces législateurs, de ces soldats qui font graver leur nom, si naïvement, sur leurs socles. Où l’image s’est substituée à ces vies frustres pour donner à la vie une figure soudain probante : fleur à l’extrémité de la sève, foudre au comble du ciel d’orage, sourire dans la pénombre sur un visage enfiévré.

Il eût suffi de quelques autres métamorphoses de cette sorte, en ces lieux et ces temps où s’aveuglait le pouvoir, où s’élaborait la loi : et la terre se fût couverte d’une végétation plus touffue sous les rameaux de laquelle se serait arrêtée, pour sa méditation ou ses jeux, une humanité dont nous ne saurons jamais quelle sérénité, quel bonheur, elle aurait pu nous léguer. Nous qui brûlons les sols, arrachons les racines, nous qui déconcertons les nuées.

Une humanité qui n’aurait jamais connu du pouvoir que ce qu’en attend la justice ; et qui eût puisé sa justice au secret et d’une flûte et d’un luth, comme tout de même l’a su à un bref moment « Le concert champêtre ».

Le film fut tourné sans tenir compte du texte d’Yves Bonnefoy, trop riche et trop autonome pour un film documentaire. Il est dommage que France Télévision n’ait pas pris le relais (pour une fois que j’aurais été heureux de payer ma redevance pour autre chose que les émissions politiques de Pujadas et les différents jeux animés par Nagui !) mais les éditions Galilée, qui ont publié les derniers textes écrits par Bonnefoy, ont pris l’heureuse initiative de le proposer au public.