Le crépuscule des petits dieux
de Alain Minc

critiqué par Eric Eliès, le 18 décembre 2016
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Des intuitions pertinentes sur la révolution hyperdémocratique et l'avènement d'une autorité de notoriété éclipsant les élites traditionnelles...
Ce court essai d’Alain Minc est une charge, policée mais frontale, contre le repli sur soi et contre l’esprit de cour qui minent depuis des décennies les élites françaises, incapables de comprendre (et encore moins d’anticiper) les évolutions sociétales et économiques du monde contemporain. Il semble avoir été écrit à chaud après le rejet de la constitution européenne lors du référendum de 2005, avec le souci de contester l’analyse politico-médiatique attribuant cet échec à une manifestation populaire de défiance envers les élites traditionnelles. Pour Alain Minc, il ne s’agit pas d’une contestation des élites mais d’un nouveau symptôme de la déliquescence des élites traditionnelles, qui subissent une crise profonde concomitante de la disparition du prolétariat et de l’avènement d’une immense classe moyenne, qui ne présente pas les caractéristiques d’une classe sociale.

Cette situation, qui consacre l’échec de l’analyse marxiste, frappe d’obsolescence le concept de classe sociale et rend caduque toute analyse de la société fondée sur la lutte des classes. Cette lecture a pu être pertinente car les élites ont très longtemps profité des privilèges et des rentes du capital, qui leur procurait richesse et pouvoir, et dont la concentration entre les mains de quelques familles favorisait la stabilité. Les élites fonctionnaient pas cooptation, avec une lumpen-élite (comme il existait un lumpen-prolétariat au sens marxiste) qui gravitait autour d’elles en épousant leurs codes, et leurs manières d’être et de penser. Les élites étaient fortement endogames mais non étanches ; il était possible, pour des individus capables d’assimiler leurs valeurs, de s’élever au-dessus d’une situation de naissance et rejoindre ces élites, dont elles venaient renforcer la stabilité en créant l’illusion d’une circulation sociale (sur le modèle de Pareto) érigée en modèle d’intégration. Alain Minc fait le constat, en citant quelques chiffres sur l’origine sociale des étudiants dans les grandes écoles, que la société s’est grippée : il n’y a plus de respiration. Minc rend longuement hommage à la clairvoyance de Pierre Bourdieu sur le fonctionnement des élites, même s’il avoue qu’il ne supportait pas la pose prétentieuse et le jargon du personnage. Il lui reproche également de ne pas avoir compris toutes les nuances et déclinaisons possibles du capital (financier, culturel, etc.), qui ont doté les élites d’une remarquable faculté d’adaptation aux circonstances et leur ont permis de se maintenir, en appliquant la devise du Guépard : « Que tout change pour que rien ne change ».

Mais, depuis quelques années, la mondialisation a fait exploser le modèle français qui reposait, pour l’essentiel, sur un esprit de cour hérité de Louis XIV perpétué jusqu’à aujourd’hui, et revivifié sous la Vème République où le président est une sorte de monarque républicain. La France refuse toutes les valeurs (compétition, etc.) du libre-échange et, sous le double effet de notre aveuglement et de notre nombrilisme, nous nous obnubilons d’un système qui nous isole de plus en plus sur la scène internationale et nous affaiblit progressivement (comme le démontrent nos classements médiocres dans les études internationales et le déclin de notre influence culturelle, illustré par le nombre de plus en plus de prix Nobel). Reprenant les mots de Julien Benda, Alain Minc (qui assène ses coups les plus virulents à Jacques Chirac) dénonce une nouvelle trahison des « clercs » car les élites françaises, au lieu de permettre à la France de s’intégrer dans le nouvel ordre mondial, alimentent ces tendances délétères et abreuvent les foules de discours démagogiques…Alain Minc souligne que notre société ne fonctionne plus car les élites traversent une crise de mutation. En fait, les élites traditionnelles sont remplacées par des élites nouvelles issues de la société civile qui utilisent, pour éliminer les anciennes élites, l’alliance redoutable de la presse et de la justice, érigées en nouveaux pouvoirs. Ces deux leviers auraient pu être bénéfiques (en générant une meilleure transparence des affaires et en favorisant la probité) mais ont été dévoyés (Minc semble très circonspect sur le rôle des juges d'instruction et leur présence dans les média). L’analyse de Montesquieu sur l’indépendance des pouvoirs est aujourd’hui totalement dépassée : les pouvoirs médiatique et judiciaire sont étroitement imbriqués et éclipsent les pouvoirs exécutif et législatif. Nous sommes passés d’une autorité de pouvoir à une autorité de notoriété, qui donnent du pouvoir aux individus capables d’investir l’espace médiatique. Ces personnes deviennent alors des autorités morales dont l’avis, sur n’importe quel sujet, résonne puissamment dans la société (Minc cite en exemple Zidane et Nagui). L’autorité de notoriété est beaucoup moins stable que l’autorité de pouvoir car la célébrité est volatile ; la nouvelle société, qu'on pourrait qualifier d'hyper-démocratie, devient beaucoup plus fluide et donne le primat à l’individu par rapport aux institutions (comme le montre aussi l’engouement du public pour la presse people). Pour cette raison, l’avènement de cette société nouvelle suscite l’enthousiasme car elle permettra de libérer les initiatives individuelles et de révéler des personnalités fortes et originales, qui ne seront plus les défenseurs des intérêts de leur classe (Minc cite Clemenceau en exemple d’individu doté d’une forte personnalité, oeuvrant avec clairvoyance et sans entrave idéologique au service de l’intérêt commun).

L’analyse d'Alain Minc est pertinente mais contient quelques raccourcis malheureux ou confus (notamment sur l’intérêt du public pour l’écologie, qui me semble mal compris) et des éléments contradictoires, à tel point qu’on peine à comprendre si l’auteur redoute ou espère l’avènement de cette société nouvelle. Néanmoins, on peut faire crédit à Alain Minc d'avoir pressenti que cette société plus individualisée favoriserait l'accès au pouvoir d'individus iconoclastes (Donald Trump est sans doute l'exemple le plus éclatant !) ; en revanche, quand on regarde ces personnalités émergentes, on peut ne pas partager son optimisme...

Par ailleurs, la pensée d’Alain Minc est trop axée sur une approche politico-socio-économique franco-française ; elle n’a aucune dimension géopolitique (à part un soutien au projet européen) et j’aurais apprécié que sa réflexion soit élargie aux cercles diplomatiques et militaires où s’élabore (tant bien que mal) la politique étrangère française. Enfin, il est regrettable, pour la profondeur de l’analyse, qu’Alain Minc, qui évoque souvent Tocqueville, ne s’appuie pas sur les travaux des philosophes ou historiens contemporains (Marcel Gauchet est simplement cité et on ne trouve aucune référence à Gilles Lipovestsky ou Michel Winock) et, surtout, sur les intuitions géniales de José Ortega y Gasset qui avait anticipé, dès les années 30, les grandes évolutions de la société moderne (cf son livre – d’une incroyable lucidité – intitulé La révolte des masses, qui a été présenté sur CL).