L'inespéré
de Jean-Philippe Salabreuil

critiqué par Eric Eliès, le 28 décembre 2016
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Poésie ambitieuse et fervente, aux accents mystiques, mais excessivement alambiquée et verbeuse
Jean-Philippe Salabreuil, disparu en 1970 alors qu’il entrait à peine dans sa trentième année, est considéré comme l’un des poètes maudits du XXème siècle, dont l’œuvre, qui tient en trois recueils publiés à la nrf, résistera à l’usure du temps. A la lecture de ce recueil, j’avoue que j’ai bien du mal à comprendre ce qui a pu susciter la légende, quasi rimbaldienne, d’un poète génial et ardent qui a traversé le ciel comme un météore… J’ai même du mal à croire (bien que j’en aie la preuve entre les mains) que cette poésie, que je trouve insupportablement verbeuse et amphigourique, ait réussi à susciter l’intérêt des éditions Gallimard. Je n’aime pas – et m’étais promis de ne pas le faire – écrire de commentaire pour « démolir » une œuvre mais j’espère sincèrement qu’un amateur de Salabreuil, en lisant ce texte, me contactera pour m’expliquer ce que, clairement, je n’ai pas su voir ou comprendre ! N’importe quel jeune lecteur de Mallarmé a la tentation de reproduire cette poésie dense et mystérieuse mais, en général, ne produit qu’une infâme bouillie prétentieuse. J’ai eu le sentiment, en lisant ce recueil, de tomber sur ces textes typiques de l’adolescence qui, irrésistiblement, me font sourire et songer à la chanson parodique des Inconnus intitulée « Et vice-versa » !

Le recueil alterne des parties en vers et des parties en prose. L’ensemble est porté par un élan mystique, avec une religiosité rechignant à s’avouer, qui s’écoule comme un fleuve chaotique où explosent de multiples injonctions. On ressent clairement la volonté de l’auteur, dont les poèmes invoquent la nature et l’amour, de transcender la réalité matérielle d’un monde quotidien décevant mais ses poèmes constituent une sorte de fatras débordant d‘un lyrisme à la fois sentimental et grandiloquent, pleines de grandes envolées implorant l’Absolu sous la figure de l’Ange, qui peut revêtir la forme de la Femme ou de l’Ecriture, qui sont pour Salabreuil les deux matrices de la création. Dans le premier poème, détaché du reste du recueil comme une préface explicative, l’auteur dédie son inspiration à cette double muse et s’écrie, en s’adressant au lecteur un peu interloqué par ce ton véhément :

Aime la Femme et l’Ecriture, crée et procrée ! Le temps n’est fait que d’apparitions et d’arrachements, permis et voulus par le Dieu noir, du même Corps Suave. Prends et donne quand tu le peux, mais dans l’absence appelle, souviens-toi et pardonne ! Ainsi guériras-tu du temps qui est la faute. Car enfin ils te rachètent de ta pauvreté coupable, cet Ange qui naît, aux lumineuses hauteurs, de l’étreinte consacrée de l’Homme et de la Femme – ce Livre qui sanglote et contient le long secret de ton espoir et de ton regret, la clé dorée de ton orgueil !

Les poèmes du recueil accomplissent-ils cette promesse de rédemption ? En tout cas, leur découpage et les afféteries, stylistiques et syntaxiques, rendent la lecture pénible. Même quand l'intention est claire, le propos reste obscur et la forme, en raison de la multiplication des ellipses, des rejets et des compléments de nom, a quelque chose, en raison aussi du soin minutieux porté à la composition, d'une partition pour piano mécanique dont le rythme rebondirait avec la grâce méthodique d’une balle lancée dans un escalier, avec des rebonds tantôt courts tantôt longs... Tout est heurté et me semble dépourvu de la spontanéité et de la simplicité qui s'attachent à l'expression authentique et personnelle d'un rapport au monde. La rime, parfois nuancée d’assonances, me paraît le plus souvent forcée et dénuée de tout intérêt car, ici, elle ne génère ni musique ni écho d’un sens caché. On ne trouve pas non plus, dans ces poèmes, de ponctuation sauf, parfois, des points d’interrogation et, régulièrement, des points d’exclamation, comme si la lecture appelait la déclamation. Je recopie ci-dessous les premiers vers du poème qui ouvre le recueil :

Vers d’autres eaux claires

D’autres eaux claires ont roulé plus loin
Que toi le feu des jours vers moi dans l’ombre
Et le silence j’attendais veillant combien
Plus dure éclaterait la vie hors de sombres
Roches alentour et blanche ô fleurirait
Tous les murs noirs du temps les abîmes carrés
(L’oiseau d’huile d’or a demandé la flamme
En ta hanche de craie pourquoi l’obscur
A-t-il gagné toujours pourquoi cette âme
Est demeurée seule blottie jusqu’à l’aurore et sur
L’angle sans lampe et tremblant de la nuit la souffrance ?)
(...)

Par ailleurs, le recueil fourmille de réminiscences et d’hommages inavoués qui sont parfois à la limite du plagiat. Tant d’emprunts superposés composent une sorte de palais du facteur Cheval de la poésie, que seul le talent d’architecte de l’auteur parvient à faire tenir debout, tant il a soigneusement réfléchi à la construction du recueil, composée de trois parties chacune composée de deux sections chacune composée de 7 ou 8 poèmes, en prose ou en vers. Mais les emprunts sont trop évidents : on reconnaît ici une tour festonnée de broderies mallarméennes, là un pilier sculptées d’images empruntées à Yves Bonnefoy comme ci-dessous, en conclusion du poème en prose « Présage d’imminence » :

(…) Combien de pierres ont croulé dans la blessure du chemin brisé. Comme à la cime l’âtre appelle en sa langue la braise. Et si l’ancien enfant souffre sur l’autre rive. Et s’il voguera seul en barque sur l’onde noire.

On a le sentiment que l’auteur, ayant découvert les œuvres d’auteurs qu’il aimait, a écrit par imitation mais n’a pas su aller au-delà d’une juxtaposition d’influences. Malgré ma bonne volonté initiale, je n’ai pas réussi à achever ma lecture que j’ai abandonnée page 35, au milieu de la section intitulée « Vers un autre dieu clair ». Je ressayerai malgré tout, avec un autre recueil (sans doute « La liberté des feuilles », son premier livre) car on ressent que l’auteur possède un souffle élégiaque et une sensibilité exacerbée, qui semble avoir été cruellement marquée par le deuil d’une femme aimée. D’après ce que j’ai lu dans quelques anthologies, l’écriture poétique de Salabreuil me semble être plus adaptée à un vers court, plus aéré, qui équilibre sa propension à la complexité et à la densité, qui sont excessivement travaillées dans ce recueil. Je n’ai pas réussi à connaître les circonstances de la mort prématurée de Salabreuil, y compris dans la notice d’Alain Bosquet le présentant dans l’anthologie des poètes maudits du XXème siècle, mais j’aurais aimé savoir s’il avait écrit dans l’urgence de faire œuvre avant sa mort imminente ou si la mort l’a surpris, laissant son œuvre inaboutie.