Le sentiment tragique de la vie
de Miguel de Unamuno

critiqué par Eric Eliès, le 24 juin 2017
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Une défense érudite, inspirée et passionnée - parfois iconoclaste - des valeurs du catholicisme et de la croyance en la vie éternelle
Cet essai de Miguel de Unamuno, s’il était publié aujourd’hui, vaudrait certainement à son auteur d’être voué aux gémonies par les plus ardents défenseurs de la laïcité et d’être accusé de faire le lit des intégristes religieux de toute obédience… Ce ne serait d’ailleurs pas sans raison tant Miguel de Unamuno est parfois provocant quand il déclare que l’Eglise a eu raison de condamner Galilée et Darwin, et fait l’éloge de l’Inquisition ou du service de la croix par l'épée ! En fait, de Unamuno, qui se sait sans doute, dans cet essai écrit en 1912, être à contre-courant des idées libérales, présente la foi en Dieu comme la seule réponse possible au sentiment tragique de l'absurdité de la vie et considère que le mépris de ses contemporains, notamment les intellectuels, envers les fondements de la religion alimente un nihilisme qui menace de détruire la civilisation (dans une courte préface ajoutée en 1916, l'auteur inscrit la 1ère guerre mondiale dans cette perspective en la présentant comme l'affrontement du matérialisme moderne incarné par l'Allemagne et des idéaux de la civilisation gréco-latine-chrétienne.)

Le livre contient une douzaine de chapitres partiellement redondants tant l’auteur, en voulant cerner et creuser son sujet, ressasse un peu ses arguments. On peut plus simplement le diviser en trois parties d’inégale longueur.

Dans la première partie, Miguel de Unamuno affirme, en se fondant sur l’introspection de ses propres sentiments, que tout est vain si l’être (et la conscience de soi en tant qu’individu) n’est pas éternel. Si nous sommes destinés au néant, alors rien ne fait sens. L’instinct de vie nous incite à considérer comme une horreur la possibilité de notre anéantissement et tout être vivant, de l’amibe jusqu’à l’homme, vise à se perpétuer. Méditant Spinoza, Miguel de Unamuno déclare que l'essence de tout être est définie par les efforts qu'il effectue en ce sens. Ainsi, ce n’est pas la religion qui conduit à croire en la vie éternelle mais notre besoin de vie éternelle qui constitue le fondement de toute religion ; la foi n’est qu’une émanation de l’instinct de vie qui, clamant un besoin vital de croyance en la vie éternelle, s’est progressivement incarné dans une religion qui lui donne chair. De Unamuno présente la genèse du christianisme au confluent de la pensée judaïque (dont le dieu Jahvé, guerrier et jaloux, s'impose peu à peu comme un dieu unique - ce monocultisme fut le germe du monothéisme) et de la pensée grecque (qui fut la première à se confronter à la mort par la raison et fut saisie d'effroi). C'est la foi en l'immortalité qui forge la foi chrétienne, fondée sur la résurrection du Christ : l'éthique est une problématique secondaire (que le protestantisme a érigé en problème central).

Quelle est la vérité de notre cœur, et antirationnelle ? Celle de l’immortalité de l’âme humaine, de la persistance sans fin de notre conscience, celle de la finalité humaine de l’Univers.

Or le drame de l’homme est qu’il est également un être doué de raison et que la raison s’oppose à son instinct vital en lui démontrant que tout ce qui l’environne est mortel. En outre, il nous est impossible de nous représenter ce que pourrait être, désincarnée du corps, la vie après la mort. Aussi, peu à peu, le rationalisme radical de l’époque actuelle s’est mué en un mépris haineux de la religion et de ses incohérences qui violent la logique et la raison. Il est absolument vain de chercher à concilier la raison et la foi, qui sont antagonistes par essence et se contredisent : la foi s’oppose à la raison qui nie la vie éternelle, conduisant nécessairement au scepticisme puis à un désespoir hostile à la vie. Aucun homme, justement parce qu’il est un homme, ne peut échapper au conflit de la raison et de l'espoir en l'immortalité. Les hommes qui déclarent ne pas soucier des fins dernières et de la survie de leur âme mentent, aux autres et à eux-mêmes, ou, à l’instar de certains penseurs dont l’intelligence raisonnante a asséché l’élan vital, ne sont plus des hommes. Miguel de Unamuno dénonce notamment (sans nier la subtilité et la pertinence des raisonnements) les philosophies de Kant et de Hegel et, d’une manière générale, la sécheresse pratique de la pensée protestante qui a transformé la religion en réflexion sur le pêché et la grâce ; il présente également les tentatives des philosophes qui ont tenté de résoudre cet antagonisme par des arguments rationnels. Il analyse, par exemple, la scholastique de Saint Thomas d’Aquin, le panthéisme de Spinoza (tout est Dieu donc la mort est nécessairement un retour à Dieu), l’éternel retour de Nietzsche (l’univers est fini donc toute configuration, y compris notre existence, se répétera infiniment dans l’infini du temps) et se moque de l'ambitions des artistes qui aspirent à la postérité : ces constructions intellectuelles ne sont que des subterfuges pour tenter de surmonter un désespoir existentiel et ne satisfont pas le besoin de croire en la survie de notre âme et de notre personnalité. Pour cette raison, ils louent la sagesse des chrétiens (à Nicée ou au Vatican) d'avoir choisi la vitalité de la croyance contre ceux qui voulaient rationaliser le dogme...

Dans la deuxième partie, Miguel de Unamuno défend une conception de la philosophie qui, dans sa recherche des fondements de la vie, apparaît très proche de la poésie et de la religion et se détourne de la science et de la logique pure. La sagesse ne résulte pas du savoir (accumulation des connaissances) et de la raison : il vaut mieux une insuffisance de raison qu’un excès de raison. La sagesse est une manière d’être qui nous incite à vivre comme si nous étions immortels et donc à vouloir vivre comme si chacun de nos actes nous engageait pour l’éternité. Ainsi, de Unamuno promeut une philosophie chrétienne qui serait aujourd’hui qualifiée d’intégriste car omniprésente et agressivement prescriptive, fondée sur une sorte d’office religieux de la vie civile où les gestes quotidiens sont voués à Dieu. Abolissant les frontières entre le laïc et le sacré, il prend l’exemple d’un cordonnier (nota : j'avoue que je me suis demandé si Jean-Jacques Goldman s'était inspiré de ce passage pour écrire sa chanson "Il changeait la vie" !) qui s'investit avec amour dans son travail pour confectionner des souliers légers et agréables à porter, pour éviter à chacun d’être détourné, par des tracas domestiques, de songer au salut de son âme éternelle. C'est un peu un écho de la parabole des talents, où chacun doit trouver sa vocation par laquelle il apporte sa contribution.

Notre plus grand effort doit être (…) de faire une vérité pratique du fait théorique que chacun de nous est unique et irremplaçable, qu’un autre ne peut remplir le vide que nous laisserons en mourant.

La foi en Dieu est un acte d’amour envers les autres (c’est au sein de la société que l’homme s’épanouit et accomplit sa vocation – Dieu lui-même, via la Trinité, est un être social) et envers le monde. Pour cette raison, de Unamuno souligne le drame de l'exploitation capitaliste du travail et voudrait transformer les interdictions bibliques (tu ne tueras point, tu ne convoiteras pas, etc.) en commandements positifs définissant une morale d’action fondée sur l’amour et la sympathie de toute chose envers toute chose. A travers la foi, l’amour que nous vouons à Dieu rayonne et se projette, nous donnant le sentiment que tout être aspire également, tout comme nous, à louer Dieu. Même les choses inanimées, les pierres, etc. semblent abriter une conscience à laquelle notre foi voudrait donner voix.

Nous compatissons à notre semblable, et d’autant plus que nous sentons plus et mieux sa similitude avec nous-mêmes. Et si nous pouvons dire que c’est cette similitude que provoque notre compassion, on peut soutenir aussi bien que notre provision de compassion, encline à se répandre sur tout, est ce qui nous fait découvrir la similitude des choses avec nous, le lien commun qui nous unit à elles dans la douleur.

Notre propre lutte pour acquérir, conserver et accroître notre conscience propre, nous fait découvrir dans les efforts et mouvements et révolutions de toutes choses une lutte pour l’acquisition, la conservation et l’accroissement de la conscience, à quoi tout tend. Sous les actes de mes plus proches semblables, les autres hommes, je sens – je con-sens pourrait-on dire plutôt – un état de conscience comme est le mien sous mes propres actes. A entendre un cri de douleur de mon frère, ma propre douleur s’éveille et crie au fond de ma conscience. Et je sens de la même manière la douleur des animaux et celle d’un arbre à qui on arrache une branche, surtout j’ai une vive imagination, faculté d’intuition, de vision intérieure.

En partant de nous-mêmes, de notre propre conscience humaine – le cas unique où nous sentons par le dedans et où sentir équivaille à être – nous supposons quelque conscience, plus ou moins obscure, à tous les êtres vivants, et même aux pierres qui vivent aussi. Et l’évolution des êtres organisés n’est qu’une lutte pour la plénitude de la conscience

Citant les philosophes antiques ou des philosophes un peu oubliés aujourd’hui comme Swedenborg ou Schleiermacher, de Unamuno assène, après avoir brièvement évoqué l'émergence du sentiment religieux, que croire en Dieu n'est rien d'autre que vouloir que Dieu existe pour donner une finalité à notre existence et à celle de l’univers, en lui insufflant une conscience personnelle dont la nôtre serait un reflet… On ne sait plus très bien, parfois, si l'homme est à l'image de Dieu ou si Dieu est à l'image de l'homme. En tout cas, de Unamuno déploie ses hypothèses sur l'amour divin avec virtuosité en laissant libre cours à l'imagination, à laquelle il prête des vertus démiurgiques. En effet, comme la foi s'oppose à la raison, elle ne peut s'appuyer que sur l'imagination. La philosophie chrétienne de Miguel de Unamuno revêt souvent des accents poétiques, tels ceux qu’on retrouve chez Victor Hugo, Saint Pol Roux ou Charles Duits, et préfigure, il me semble, la philosophie de Teilhard de Chardin selon laquelle l’histoire de l’Univers est celle de sa spiritualisation croissante pour s’engloutir en Dieu en se confondant avec lui…

Et de même le croyant regarde le ciel étoilé, d’un regard surhumain, divin, qui demande une pitié suprême et un amour suprême, et il entend dans la nuit la respiration de Dieu qui le touche au cœur de son cœur et se révèle à lui. C’est l’Univers qui vit, souffre, aime et demande de l’amour.

Dans une troisième partie conclusive, beaucoup plus succincte, Miguel de Unamuno présente et analyse les singularités de l’esprit espagnol et n'hésite pas à faire l’éloge de l’inquisition et d’Ignace de Loyola, comme des exemples de défense sans compromis des valeurs du catholicisme. Néanmoins, c’est Don Quichotte qui constitue, selon lui (il lui a d’ailleurs consacré un long et brillant essai), le meilleur symbole des valeurs de l’Espagne et le modèle à suivre pour tous ceux qui aspirent à vivre pleinement.

Faisons que le néant, s’il nous est réservé, soit une injustice ; luttons contre le destin, même sans espérance de victoire ; combattons contre lui à la Don Quichotte.


Nota : il est dommage que Miguel de Unamuno méconnaisse les grandes religions non-chrétiennes (même s'il les évoque très brièvement) car sa conception de la société et du rapport au divin me semble parfois faire écho à l'islam (dont il épouse la conception englobante régissant la vie quotidienne) ou à certaines notions des philosophies orientales.