Plotin ou La simplicité du regard de Pierre Hadot

Plotin ou La simplicité du regard de Pierre Hadot

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Philosophie

Critiqué par Gregory mion, le 30 août 2017 (Inscrit le 15 janvier 2011, 41 ans)
La note : 10 étoiles
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Plotin et la vie mystique.

La réputation de difficulté qui entoure la philosophie de Plotin n’est pas usurpée, mais elle est parfois injustement exagérée, surtout quand il existe des études aussi profondes et accessibles que celles que lui a consacrées Pierre Hadot, parmi lesquelles on recense ce petit livre remarquable de pédagogie et d’intelligence. Ceci étant, nous le verrons bien assez vite, il se peut que la difficulté du texte plotinien soit moins d’ordre intellectuel que pratique, car cette philosophie de l’Antiquité finissante tombe désormais sur notre époque comme un aérolithe dévastateur, proposant un exercice grandiose de spiritualité, s’adressant à des hommes rares, peut-être inexistants sous nos latitudes, les exhortant à suivre une voie qui incarne la stricte et pure négation de toutes les trajectoires que l’on nous débite de façon obscène en politique, en art, en économie, etc., tous ces domaines étant devenus la caisse de résonance d’une modernité moribonde, épuisée de roublardise, de cupidité, de népotisme, s’imaginant même de temps en temps que l’esprit réside dans les ridicules formulaires d’un Matthieu Ricard, ce moine bouddhiste pour caniches parisiens qui veulent se faire une idée de la méditation, à condition que cette dernière soit évidemment compatible avec la propriété terrienne et le langage crétinisé du management. À bien des kilomètres au-dessus de ce gourou du bonheur qui ne s’exprime que pour les esclaves endimanchés du capitalisme, à des kilomètres également de gourous de la trempe d’André Comte-Sponville le Bagnard de la Joie ou de Charles Pépin le Résilient Velouté, lesquels ne sont que les bagagistes polycéphales d’un Ricard à la zénitude ubérisée, on aperçoit heureusement, dans un Ciel consolateur d’infinie bonté, la douce et impressionnante silhouette d’un Plotin, écrasant de sa légèreté toute la faramineuse obésité de notre siècle débutant et déjà dégringolant de médiocrité.

Les traités philosophiques de Plotin, nombreux et constitués pour l’essentiel du commentaire plus ou moins avoué des grands anciens que furent Platon et Aristote, ont été réunis par son disciple Porphyre sous le titre suivant : Ennéades (du grec « ennéa », qui renvoie à ce qui est « neuf », affichant de ce fait une intention de dépasser la rigueur d’une explication méthodique des illustres aînés pour imposer, ou plutôt pour suggérer des chemins inédits de compréhension et d’expérience de la vie philosophique en tant que telle). Autrement dit Plotin ne veut pas seulement commenter, il veut aussi découvrir, creuser des galeries dans le sol éprouvé des traditions, et sa quête culmine dans la recherche du principe suprême, l’Un ou le Bien, en l’occurrence ce qui est absolument simple. Cette recherche édificatrice, cette montée scabreuse vers la simplicité ultime, implique que l’on renonce aux choses superflues, aux basses préoccupations qui alourdissent l’âme et l’empêchent de se purifier de ses miasmes. Prendre la route de l’Un, c’est d’une certaine façon s’engager dans une ascension purgative, une lévitation de soi qui justifie une co-sculpture entre l’âme qui s’affine et le corps qui se libère de ses quantités négligeables. Il en va finalement d’un mouvement purificateur qui taille dans la roche brute de l’âme pour lui donner la simple anatomie de son ambition finale. On ne se tromperait guère en affirmant qu’il s’agit d’une conduite mystique, d’une fringale de pensée pure où l’on devient Soi mieux que Soi, un Soi plus clair qui s’abandonne prodigieusement à l’extase et qui fait attention au divin, baignant par conséquent dans la Présence, voire dans l’omni-présentiel, dans l’infini d’une nature « omni-génératrice » comme le dirait l’immense Marcel Conche, à ce jour le plus grand philosophe français vivant. Ainsi, bien plus qu’une existence qui se résumerait à la fadeur des normes sociales et aux accomplissements a minima, Plotin nous lance à la Présence – à l’existence qui, seule, s’élève vers le Seul, découvrant à l’intérieur d’elle-même le paysage épuré du divin, le Moi le plus profond qui saisit la connivence avec la Présence la plus présente.

Pour Plotin, les états progressifs de la vie intérieure sont autant de niveaux de réalité appréciables, autant de manières de descendre au fond de soi-même pour mieux connaître le spirituel qui sourd dans le monde entier et à plus forte raison en nous. L’enjeu de cette progression intérieure n’est pas tant de mépriser les réalités corporelles qui sont les nôtres, car le corps lui-même est un médium de spiritualité, mais il consiste à convertir notre attention, à modifier le souci que nous avons de l’ici-bas pour nous concentrer sur les fulgurances d’en-haut. On pourrait appeler ceci une sorte d’esprit des altitudes, une pensée des cimes, et l’extase potentielle, à la toute fin du processus, représente une quasi perte de connaissance organique de Soi au profit d’une connaissance de Soi dans et pour le divin. L’extase est en effet d’une telle intensité qu’elle suscite l’étourdissement. Elle serait même invivable dans le temps long, d’où ce va-et-vient du mystique entre la vie terrestre et le sentiment du Bien, entre la pensée pratique et la pensée pure. Dans la cartographie du monde plotinien, nous commençons par le continent du corps, avec tout son arsenal de tentations et de nécessités, puis nous nous élevons à l’âme, capitale souveraine du corps, après quoi nous atteignons l’Esprit, continent supérieur de purification, et enfin le Bien se profile, Site de tous les sites, et tous ces paliers communiquent en un faisceau d’actions réciproques qui traduit l’éternité de la Présence.

Il ne fait aucun doute que cette entreprise purificatrice nous instruit d’un nouveau regard, d’un autre-voir qui nous délivre de l’ophtalmopathie moderne où tout est soumis au registre tragique de l’utilité. Ainsi nous entrons pleinement dans la contemplation, dans une réception spontanée de la nature où peuvent s’unir le pensant et le pensé. Nous vivons la communion suprême avec la vie partout jaillissante, une vie qui nous remplit et qui atténue considérablement notre désir fréquent d’agir sur elle, une vie nous hissant au plus proche des rythmes originaires qui sont en parfaite contradiction avec les arythmies sociales. Par ce truchement, nous sommes ni plus ni moins dans une existence fortifiée, une vie solidaire de la grâce et positivement tributaire d’une érotique du divin. Alors que chez Platon cette érotique est parfois chargée d’action, se transmuant par exemple en désir de politique au lieu de basculer définitivement dans le Bien, elle est chez Plotin une sincère ouverture à la Présence, un pur repos de l’âme qui se laisse envahir de divinité et qui s’érige à la clairvoyance, dans une translucidité qui acquiesce à la beauté inouïe de l’infini, c’est-à-dire le sans-forme, le sans-limite, l’univers a-prédicatif où se réalise la vie mystique. On aboutit donc à une participation cosmique véritable, loin, si loin des participations à la vie sociale qui ne sont le plus souvent que des politiques vaines où la mystique ne peut pas apparaître. Il faut d’ailleurs définitivement poser l’opposition irréconciliable entre la vie mystique et la vie politique. En cela, quand on voit avec quelle vulgarité un Macron et quelques-uns de ses zélateurs se réclament d’une prétendue culture littéraire, et même de certains raffinements d’esprit, ils ne trompent que les audiences fragiles ou vénales, mais ils n’emporteront jamais les suffrages des philosophes qui savent que la politique n’est que le règne de la vermine, qu’elle est pour ainsi dire une imposture du vivant, un anti-cosmos où l’illégitimité se protège par des lois qui ne sont que des variables d’ajustement pour éviter d’être jugé par la Justice de la grande nature. C’est pourquoi, par contraste avec ces ténèbres, la Présence est lumière, éblouissement ; elle est un éclat si puissant qu’elle fait de sa Forme simple une infinité de formes qui s’épanchent en différences, tel un écho de la générosité de la nature qui en devient indicible tant elle donne toujours plus que ce qu’elle augurait. Cette lumière éclatante vérifie par conséquent notre idée d’un infini a-prédicatif mais prolifique en formes, comme la lumière des extérieurs, dans les tableaux de Vermeer, aspire tous les détails dans son antre de coruscation. Il en va ainsi de la lumière de Vermeer comme de l’Un de Plotin : c’est une manifestation de la simplicité suprême qui recèle une infinité de formes, une incroyable permanence d’inventivité où chaque forme s’élance à la vie qu’elle implique, enrichissant d’elle-même l’univers sans avoir besoin du doigt catalyseur d’un Dieu (car Dieu ne doit pas être confondu avec le divin).

En outre, comme nous retombons dans le terrestre après les étourdissements de l’extase, Plotin suppose que nous sommes dotés d’une « âme amphibie », voyageant sans cesse entre la terre décevante des intrigues humaines et l’océan sacré du Bien. De ces voyages effectués sur les sommets de la spiritualité, il faut si possible en retirer des vertus, des solutions pour optimiser la vie quotidienne. Or quand nous avons atteint la vue de la simplicité, il y a fort à parier que nous saurons résister aux simplifications abusives de la vie ici-bas, et que nous saurons être heureux malgré tout, sachant supporter l’indignité de ceux qui se croient infiniment nécessaires et qui seraient méprisables à quatre lieues de leur trône comme l’eût opportunément rappelé un La Bruyère. Voir l’infini en dépit de tout, avoir une attention constante au divin, s’efforcer de considérer les hommes et ne pas trop tituber de dégoût au milieu des finitisations de la vie terrestre, ce pourrait être une synthèse acceptable de la philosophie plotinienne. Et pour l’exprimer encore plus lapidairement, nous dirions qu’il faut toujours regarder le monde depuis la perspective de l’éternité.

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