Le pays qu'habitait Albert Einstein de Étienne Klein

Le pays qu'habitait Albert Einstein de Étienne Klein

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Scientifiques , Littérature => Biographies, chroniques et correspondances

Critiqué par Eric Eliès, le 18 novembre 2017 (Inscrit le 22 décembre 2011, 50 ans)
La note : 10 étoiles
Moyenne des notes : 8 étoiles (basée sur 3 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (24 612ème position).
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Une biographie, pétrie de passion et d'admiration, sur les traces d'Albert Einstein

Enfourchant son vélo, Etienne Klein est parti à la recherche d’Einstein sur les routes de Suisse puis a poursuivi en train son périple, qui l’a mené à Prague et en Belgique.

Cet essai, écrit par un physicien et philosophe des sciences, n’est donc pas seulement une biographie savante sur Einstein ou une tentative d’explication de la genèse de la théorie de la Relativité. Tout au long des différents chapitres, Etienne Klein s’efforce, par des apartés au ton très personnel, voire des digressions teintées de poésie et d’onirisme (comme des jeux d’anagramme ou la recension d’un dialogue entendu en rêve entre Einstein et Galilée), de donner à ressentir la personnalité d’Einstein, auquel il voue de toute évidence une immense admiration, qui va bien au-delà de l’hommage du physicien à un théoricien éminent… Etienne Klein confesse que, dans sa chambre d’adolescent, deux portraits d'Einstein trônaient sur les murs au milieu des posters de motards et des Rolling Stones. Il y a une ferveur humaine et charnelle, presque amoureuse, qui irrigue le texte. Le ton général de cet essai m’a ainsi irrésistiblement rappelé celui des « démons de Gödel » de Cassou-Noguès (que j’ai également présenté sur CL), où les réflexions sur la création scientifique s’enracinaient dans la profondeur d’un rapport au monde et aux hommes. Le biographe ne s’efface pas ; au contraire, assumant le « je », il instaure un dialogue qui, abolissant les années, parvient presque à ressusciter la présence d’un être sur les lieux encore hantés par son passage, où ses traces sont comme des amers dans l’espace-temps… Cette méthode biographique, lorsqu’elle est servie par une écriture qui parvient à restituer la densité et la plénitude de l’instant vécu en contournant le double obstacle de l’exposé didactique ou de l’hommage panégyrique aux accents de toast funèbre, est éminemment poétique. Sans atteindre la splendeur – un peu précieuse - de Gilbert Lély dans sa « Vie du marquis de Sade », l’écriture d’Etienne Klein parvient à épouser les méandres d’une vie et d’une pensée complexes et à leur insuffler, par transfusion pourrait-on dire à force d’efforts et de sueur en pédalant sur les routes, un élan de vie, comme si le temps perdu avait été retrouvé sur le bord du chemin…

La personnalité d’Einstein est extraordinaire et je n’avais pas conscience, avant de lire cet essai, de sa radicalité. Rebelle aux méthodes d’enseignement académique (il séchait des cours et se faisait remarquer négativement pour son insolence), Einstein fut presque un autodidacte des sciences qui resta, dans les premiers temps, en marge de la communauté scientifique de son époque. Ne supportant pas l’Allemagne et la rigueur des méthodes universitaires, il eut la chance de pouvoir « fuguer » en Italie (à Milan) où résidaient des membres de sa famille, dont un oncle féru de technologie qui l’incita à partir en Suisse et à passer l’examen de l’institut polytechnique de Zurich. Il eut besoin de deux tentatives en raison de ses faiblesses dans les matières académiques. Einstein semble avoir vécu en Suisse des années merveilleuses. Il aimait se promener en montagne, il se fit des amis, séduits par sa liberté d’esprit et sa vivacité intellectuelle, et y rencontra sa première épouse (Mileva Maric) qui, comme lui, était étudiante en physique. Néanmoins, ses études furent pénibles car, comme en Allemagne, Einstein se montrait rétif à suivre les méthodes pédagogiques et méprisait un enseignement qui ne tenait pas compte des découvertes les plus récentes (par exemple, les travaux de Maxwell sur l’électromagnétisme).
Malgré l’excellence de ses professeurs (notamment Minkowski, qui était une sommité mathématique), Einstein délaissait ce qui ne l’intéressait pas et se plaisait à innover, cherchant par lui-même des solutions aux problèmes posés. Cette liberté d’esprit fut initialement un handicap, en l’empêchant de progresser dans ses études, mais fut plus tard un atout décisif dans l’élaboration de ses travaux théoriques car Einstein se posait des questions, parfois presque naïvement, que tous les autres balayaient d’un revers de main (par exemple, cette question qu’il se pose dès son adolescence : que se passerait-il si je chevauchais un rayon lumineux et que je décidais d’émettre de la lumière ?).
Néanmoins, même s’il incarne à merveille l’archétype du savant perdu dans ses réflexions (il était capable de s’isoler n’importe où et dans n’importes quelles circonstances, au milieu de la foule ou en randonnant avec des amis), Einstein n’était pas qu'un théoricien conceptuel. Il s’intéressait beaucoup aux procédés technologiques et aux dispositifs expérimentaux, ce qui lui permit d’ailleurs de postuler avec succès au bureau des brevets de Berne quand il peinait à trouver un poste de professeur de physique… Ce n’était pas non plus un être asocial. Il possédait un grand sens de l’humour, subtilement ironique et caustique, qui se manifeste dans les nombreuses réflexions rapportées par Etienne Klein (jusque dans son discours de réception du prix Nobel !). Mais c’est la musique qui constitue sans doute le lien secret qui le lie à tous les êtres aimés. Violoniste passionné, Einstein aimait beaucoup jouer de concert avec ses amis, scientifiques ou non, et des liens d’amitié indéfectibles se sont noués au détour d’une partition. Il fonda également une petite communauté autodidacte pour des lectures partagées (un peu comme sur CL, en fait !) d’œuvres scientifiques ou philosophiques, qui permettait, dans la bonne humeur, de confronter des idées sur le développement des théories scientifiques (exemple : Poincaré) ou sur des concepts philosophiques (exemple : les réflexions de Kant sur le temps et l’espace comme formes a priori de la sensibilité).

L’année 1905 fut une année décisive et quasi-miraculeuse. Comme si toutes ses réflexions accumulées avaient fini par arriver en même temps à maturité, il produisit une demi-douzaine d’articles dont la portée était révolutionnaire, en jetant les bases de la physique quantique (avec l’idée que la lumière était à la fois ondulatoire et corpusculaire) ou (à la suite de travaux initiés par Poincaré et Lorenz) remettant en cause notre conception de l’espace et du temps, unifiés dans l'espace-temps. L’accueil de ces articles fut un silence indifférent car Einstein était alors un vulgaire ingénieur-physicien de seconde zone… Néanmoins, progressivement, un bouche-à-oreille s’amorça, déclenché par Max Planck et Minkowski (son ancien professeur de mathématiques, qui ne tenait pourtant pas son ancien élève en haute estime) qui eurent la probité intellectuelle de leur faire écho en reconnaissant la contribution essentielle d’Einstein (Etienne Klein fait ici une digression très intéressante : il souligne que l'organisation actuelle de la communauté scientifique, régie par les principes de la compétition entre chercheurs et du "publish or perish", aurait été néfaste à Einstein et que, d'une manière générale, elle obère l'éclosion d'idées novatrices en accaparant les chercheurs qui doivent avant tout publier, simplement pour exister, et sont ainsi détournés des travaux de long terme).
En à peine quelques années et sans peur d'aller à rebours du bon sens et des idées dominantes, Einstein bouleversa de fond en comble toutes les théories scientifiques et notre conception ordinaire de l’univers. Etienne Klein, citant Bachelard, insiste sur les malentendus suscités par le nom – un peu malheureux – de « théorie de la relativité ». En fait, la relativité restreinte est une théorie de l’espace-temps qui définit un absolu (la constance de la vitesse de la lumière dans le vide) et en déduit toutes les conséquences, notamment que tous les évènements sont repérés par des coordonnées dans un espace-temps où le temps est spécifique à chaque référentiel. Ainsi, des évènements simultanés dans un référentiel peuvent être décalés dans un autre référentiel. De même, il est faux d’interpréter le paradoxe des jumeaux en considérant que le temps s’écoule moins vite dans la fusée mue à la vitesse de la lumière qu'il ne s'écoule sur Terre ; il n’y pas « un » temps qui s’écoule plus ou moins vite : ce sont deux temps différents, spécifiques à chacun des référentiels. La théorie générale est, quant à elle, une théorie de la gravitation qui ne fait plus de la gravitation une force dont les effets sont instantanés et portent à l’infini (cf la définition de Newton) mais une conséquence des déformations de l’espace-temps sous l’effet d’une masse qui le courbe. Einstein en déduisit l’existence théorique d’ondes gravitationnelles se propageant à la vitesse de la lumière, la possibilité des trous noirs et les effets de la gravitation sur la lumière.
Einstein, qui eut toujours le soutien de son épouse persuadée du génie de ses travaux, fut dès lors de plus en plus recherché. La démonstration, faite lors d’une éclipse en 1919, de l’influence de la gravitation sur la lumière (qu’Einstein avait initialement postulée par une expérience de pensée en imaginant ce qu’il adviendrait du parcours d’un rayon lumineux dans un ascenseur en chute libre) le propulsa sur la scène médiatique mondiale, faisant de lui une star planétaire. Il accepta des postes universitaires en Allemagne et à Prague, où il fréquenta les plus autorités scientifiques (congrès de Solvay, etc.), politiques et même quelques écrivains (il côtoya Max Brod et – peut-être - Franz Kafka). Etienne Klein raconte ses déambulations dans les rues de Prague, à la poursuite du fantôme d’Einstein, et regrette l’austérité froide des quelques plaques et statues qui le figurent. C’est aussi à Prague qu’Einstein se déclara de confession juive ; en fait, lorsqu’il accepta d’occuper la chaire, il dut remplir un formulaire dans lequel il devait déclarer sa religion. Il indiqua sa judéité après qu’on lui a refusé de se déclarer comme « sans religion », ce qui était son intention initiale.

Einstein supportait assez mal d’être une vedette médiatique (il en faisait des cauchemars) mais il s'en accommoda néanmoins et utilisa cette caisse de résonance pour dénoncer la montée de l’hitlérisme. Esprit indépendant et rebelle aux autorités académiques, Einstein était également allergique aux fièvres nationalistes et à toutes les manifestations de fierté prussienne, qu’il abominait à tel point qu’il renonça à la nationalité allemande par dégoût de la communauté scientifique allemande qui, dans sa majorité, collaborait avec le régime nazi. Après le drame de la première guerre mondiale, Einstein fit preuve d’une grande clairvoyance en dénonçant très tôt le danger mortel que représentait l'ascension d'Hitler. En conséquence, il devint très vite une cible pour les nazis et subit des menaces personnelles qui le contraignirent à se réfugier en Belgique, où il vécut sous protection policière (ce qu’il ne supportait pas), puis à s’exiler aux Etats-Unis. Sa famille explosa rapidement ; en fait, Einstein divorça dans les mois qui suivirent son installation à Berlin (à l’invitation de Planck). Einstein se remaria avec une de ses cousines tandis que Mileva Maric repartit en Suisse avec les enfants. Sur ce point, Etienne Klein fait sans doute preuve d’une grande complaisance envers Einstein en imputant son divorce au contexte d’une époque délétère. Le climat politique ne fait pas tout : Klein passe sous silence les difficultés d’Einstein à jouer un rôle parental dans une famille ne cessant de déménager, avec des enfants déracinés et en grande souffrance psychologique.
Etienne Klein évoque peu les années américaines d’Albert Einstein (peut-être parce qu’il n’a pas trouvé le moyen d’aller à vélo jusqu’à Princeton !). Ces années sont à la fois heureuses, parce qu’il vit dans un climat plus serein qu’en Europe, et d’une grande tristesse. Ce n’est pas l’exil qui le hante (Einstein se considère un citoyen du monde) mais la détresse d’avoir contribué à l’avènement de l’arme atomique. Einstein fut un ardent pacifiste, qui n’hésitait pas à prendre publiquement position pour défendre les objecteurs de conscience (même s’il considérait que face au nazisme le pacifisme était un piège), et se défendit d'avoir "inventé" la bombe qui frappa le Japon (pays qu'Einstein avait visité dans les années 20 et dont il avait gardé un excellent souvenir, louant l'amabilité des Japonais). D’autant que ce n’est pas tant l’équivalence masse/énergie (la fameuse formule "E=mc2") que la découverte de la radioactivité et la possibilité d’une réaction en chaîne due aux propriétés de l'uranium qui furent les causes directes de la fabrication de la bombe. Etienne Klein insiste sur la beauté, presque mystique, de la formule « E=mc2 », qui érige « c » en constante universelle et fait de la vitesse de la lumière (et même de la lumière tout court) une clef essentielle des grands secrets de l’univers. Einstein poursuivit ses travaux théoriques mais, après la seconde guerre mondiale, ses réflexions se confrontent à des théories nouvelles (la physique quantique et l’expansion de l’univers) auxquelles il a fortement contribué mais dont il réfute les développements qui remettent frontalement en cause ses convictions et sa vision du cosmos.

Au final de cet essai passionnant qui se lit aisément, et que j’ai lu presque d’une traite, Einstein apparaît comme un être complexe, à la fois d’une grande force intellectuelle et morale, et d’une grande fragilité humaine. Le titre même de l’essai est un paradoxe car Klein proclame qu’Einstein ne fut en fait d’aucun pays, sinon celui des idées et des sentiments. Très sensible à la beauté, notamment musicale, Einstein incarne aussi une passerelle entre la science et l’art, tous deux compris comme le témoignage d’un rapport au monde irrigué par l’émerveillement. C’est parce qu’il a su, avec une rigueur d’adulte, se poser des questions d’enfant étonné du monde qu’Einstein a révolutionné les concepts d’espace-temps.

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Les éditions

  • Le pays qu'habitait Albert Einstein [Texte imprimé], essai Étienne Klein
    de Klein, Étienne
    Actes Sud
    ISBN : 9782330066628 ; EUR 20,00 ; 19/10/2016 ; 254 p. ; Broché
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Instructif

6 étoiles

Critique de Ravenbac (Reims, Inscrit le 12 novembre 2010, 59 ans) - 15 août 2021

Extrait de la présentation éditeur:
"Etienne Klein est parti sur les traces d'Albert Einstein (1879-1955) : Aarau où, à seize ans, Einstein se demande ce qui se passerait s'il chevauchait un rayon de lumière ; Zurich, où il devient ingénieur en 1901 et se passionne pour la physique expérimentale ; Berne où, en 1905, il publie un article sur la relativité restreinte qui révolutionnera les relations de l'espace et du temps ; Prague où, en 1912, il a l'idée que la lumière est déviée par la gravitation, esquissant ainsi la future théorie de la relativité générale."

Un bien bel hommage

8 étoiles

Critique de Saule (Bruxelles, Inscrit le 13 avril 2001, 59 ans) - 2 juin 2019

Cette belle critique motivée de Eric Eliès m'avait donné envie de lire ce livre, je l'ai fait et bien m'en a pris. L'auteur est depuis toujours un grand admirateur de Einstein et il parvient très bien à nous communiquer son enthousiasme pour son héros. Au début du récit il raconte son voyage en vélo sur les traces de Einstein : en Suisse, Autriche, à Prague, en Belgique (Ostende et Bruxelles)... et son récit est plein d'humour et très amusant. L'auteur ne rentre pas dans les détails scientifiques, il expose bien sûr les grandes percées faites par Einstein mais c'est tout à fait abordable. L'auteur a une belle plume et un grand talent de vulgarisateur, ce livre est très intéressant.

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