Où en sommes-nous ? - Une esquisse de l'histoire humaine
de Emmanuel Todd

critiqué par Colen8, le 3 janvier 2018
( - 83 ans)


La note:  étoiles
Encore loin d’un quelconque universalisme
Inlassablement depuis 45 ans Emmanuel Todd poursuit ses recherches d’anthropologie familiale dans une perspective géographique à l’échelle mondiale, historique depuis la fin du paléolithique, économique en considérant la mondialisation. Vaste programme donnant lieu à cet ouvrage audacieux, original et richement documenté, bénéficiant d’une large couverture médiatique ! Cette anthropologie agissant aux niveaux subconscient et inconscient des peuples encore au temps présent après le basculement dans la modernité des siècles passés, serait in fine le déterminant le plus puissant de leur histoire. Une thèse présentée avec modestie à considérer comme une esquisse, qui naturellement suscite l’oppositions de dirigeants naïfs ou trop peu éduqués dont elle bouscule les idées, qui peut parallèlement en amener d’autres à faire abstraction de la pensée occidentale imprégnée de judéo-gréco-christianisme, par conséquent à prendre en compte sa divergence avec le reste du monde et à repenser les implications géopolitiques auxquelles elles conduisent, y compris dans la construction européenne.
La cellule familiale originelle des chasseurs-cueilleurs, dite nucléaire (un couple et leurs enfants) s’est perpétuée à la périphérie des blocs continentaux, tandis que des modèles plus sophistiqués sont apparus par la suite avec l’agriculture et la sédentarisation associée. En leur centre eurasiatique ou africain s’est développée la famille souche (le couple fondateur avec un ménage de leurs enfants sous l’autorité du père) largement répandu dans la sphère germanophone, au Japon, en Corée. Plus tard encore, signe d’une sophistication accrue apparait la famille communautaire élargie sous-jacente majoritaire en Russie, en Chine, au Vietnam ou dans le nord de l’Inde par exemple, mais aussi dans les régions arabo-musulmanes aux formes tribales ou claniques. Ces trois modèles de base donnent lieu à leur tour à une quinzaine de variantes en fonction d’autres règles relatives au mariage des enfants endogame vs exogame, à leur résidence patrilocale vs matrilocale vs mobile, à l’héritage égalitaire vs inégalitaire vs indifférencié, aux traditions religieuses, au statut de la femme, à sa fécondité etc.
Dans un modèle souche conduit par les valeurs d’autorité non-égalitaire et d’accumulation des connaissances, la dynamique culturelle de la Prusse au XVIIIe aurait bénéficié d’une part du luthéranisme poussant à l’apprentissage précoce et généralisé de la lecture, d’autre part de l’émigration massive des huguenots français chassés par la révocation de l’édit de Nantes (1685). Cette avancée a permis le rattrapage éclair de l’Allemagne impériale dans les domaines industriel et scientifique jusqu’en 1918 puis celui du IIIe Reich avant 1945. C’est le même modèle qu’on voit renaître depuis la réunification dans une Allemagne en apparence démocratique et libérale. La conversion à l’euro s’est faite à son profit, la compression des salaires a propulsé sa balance commerciale, elle a été capable d’intégrer des millions d’émigrés bien formés d’Europe de l’est et du sud, en 2016 ceux de Syrie et d’Afghanistan pour maintenir son économie mise à mal par la chute vertigineuse de sa démographie naturelle.
La famille nucléaire des origines « homo sapiens » ayant perduré à l’extrême ouest eurasiatique en Angleterre et dans le bassin parisien est celle qui a permis l’instauration de la démocratie libérale au terme d’un développement à grande échelle de l’enseignement de la lecture et de l’écriture élémentaires. L’émigration qui a fondé l’Amérique du nord et le reste de l’anglosphère ayant transporté ce modèle familial avec elle a tout aussi naturellement adopté dans chacun des pays concernés un régime politique analogue qui n’a rien d’universel en soi. Parallèlement les systèmes communautaires exogames ont été facilement convertis au communisme égalitaire se voulant universaliste lui aussi. C’est le cas de la Russie qui après avoir survécu au régime totalitaire soviétique et au chaos désintégrateur de la décennie 1990-2000, mérite que l’on dé-diabolise l’autoritarisme d’un Poutine dont l’objectif est de la remettre sur la voie du développement et de la stabilité.
Une notion intéressante rarement signalée est la mémoire des lieux qui s’impose inconsciemment aux nouveaux arrivants tant qu’ils ne sont pas trop nombreux, facilite leur assimilation aux autochtones et se mesure indéniablement par les taux de mariages mixtes. Pour finir, Emmanuel Todd tout en se gardant d’un jugement personnel analyse avec les mêmes grilles le populisme américain qui a amené Donald Trump à la présidence, la révolte des gens d’en bas qui a fait gagner le Brexit au Royaume-Uni, la menace d’éclatement de l’Union Européenne, l’avenir sombre de la Chine en raison du vieillissement très rapide de sa population sur fond de montée des inégalités.