Matière à contredire de Étienne Klein
Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Scientifiques , Sciences humaines et exactes => Philosophie
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Un court essai, très accessible, interrogeant nos certitudes sur la réalité
Etienne Klein, dans ce court essai qui se lit aisément, a pris le parti de s’adresser le plus simplement possible au grand public pour explorer les rapports entre la physique et la philosophie. Ce questionnement apparaît en filigrane dans toute l’œuvre de vulgarisation d’Etienne Klein, qui est à la fois physicien et philosophe des sciences. Il fait écho à une préoccupation constante dans la pensée scientifique contemporaine, illustrée par exemple par « La nouvelle alliance » de Ilya Prigogine et « Le passage du nord-est » de Michel Serres qui démontraient l’existence de multiples connexions, pouvant aller jusqu’à former des points de fusion, entre les sciences expérimentales, régies par le formalisme mathématique, et les sciences humaines, où la philosophie énonce le rapport au monde de l’humanité. La position d’Etienne Klein est extrêmement prudente car il affirme clairement que la physique et la philosophie sont deux disciplines distinctes, que tout semble séparer à part une ambition commune de connaissance sur le monde où nous vivons. Ce postulat peut paraître excessivement tranché car, sans remonter à l’antiquité grecque où la science expérimentale avait à peine commencé à balbutier, la plupart des physiciens et mathématiciens, de Newton à Einstein (exemples : Heisenberg, Gödel, Schrödinger, etc. dont j’ai présenté quelques ouvrages sur le site) ont également fait œuvre de philosophes en s’interrogeant sur les implications ontologiques de leurs travaux scientifiques et de leurs spéculations théoriques…
Après avoir évoqué les liens fertiles qui permettent à la science et la philosophie de s’enrichir mutuellement, par la remise en cause de certitudes sur la réalité du monde qu’on croyait définitivement établies ou par l’entretien d’un désir désintéressé de connaissance, Etienne Klein passe successivement en revue les différents domaines sur lesquels les théories physiques se confrontent à la réflexion des philosophes. Klein cite des écrivains, des philosophes (notamment Wittgenstein, qui est fréquemment cité tout au long de l’ouvrage) et des scientifiques (connus comme Einstein ou moins connus comme Bernard d’Espagnat) mais prend soin de ne jamais perdre un lecteur qui serait novice sur les sujets abordés. L’ouvrage ne contient - et même n’évoque - aucune formule mathématique.
Tout d’abord, Klein soulève le problème de la nature du temps, qui n’est pas le sujet le plus simple... Il prend pour exemple, sans aucune pédanterie universitaire, les œuvres de Proust et Nabokov. Maniant l’humour et usant d'images frappantes, l'auteur souligne la « spatialisation » de notre représentation du temps sous forme d’une droite orientée du passé vers le futur et insiste sur la subjectivité implicite contenue dans notre conception du présent. Le présent est-il réellement ce qui sépare le passé du futur ou n’est-ce que la manifestation de notre présence en un évènement de l’espace-temps ? Ce qui est présent pour un individu peut être du passé ou du futur pour un observateur dans un autre référentiel. En fait, la relativité permet de considérer l’espace-temps comme une structure où coexistent tous les évènements, sans notion de passé, présent ou futur… Etienne Klein ne reprend pas le terme de « temps imaginaire » popularisé par Stephen Hawking mais utilise la même métaphore de la pellicule de cinéma qui contient, sans temporalité, tous les évènements du film. De manière très pertinente, il s’interroge longuement sur la confusion possible qu’a entrainée l’emploi du même mot (« temps ») pour signifier le sentiment psychologique de la présence et la variable « t » des lois physiques.
Etienne Klein présente ensuite la notion de vide, qui constitue un défi pour la pensée parce que, paradoxalement, il se décline... à l’infini ! Les Grecs se sont affrontés sur la possibilité du vide : Aristote pensait que le vide ne pouvait pas exister (car son existence aurait conduit à des paradoxes insolubles) tandis que les atomistes considéraient son existence nécessaire pour permettre le mouvement des atomes. Longtemps, les physiciens ont soit confondu le vide avec l’espace soit cherché, considérant que « la nature a horreur du vide », à remplir le vide (exemple : l’éther). En fait, le « vide » a de multiples avatars qui dépendent de la théorie physique au sein de laquelle il est envisagé. Le vide le plus paradoxal est le vide de la mécanique quantique, dont les objets sont des champs et non la matière qui n’en est qu’une émergence, comme une écume. Les champs ne pouvant être nuls en tout point, le vide quantique est en fait empli de particules fantômes capables d’accéder à l’existence. C’est également en réfléchissant sur la notion d’un « vide plein » que Dirac avait, en 1928, pressenti l’existence d’antiparticules. Ainsi, Etienne Klein souligne la distinction qu’il convient d’opérer entre le vide physique et le néant ontologique.
Après avoir remis en cause des notions évidentes, souvent considérées comme de simple bon sens, sur le temps, l’espace et le vide, Etienne Klein dévoile les ambiguïtés du concept de causalité qui sous-tend le déterminisme des lois. Les philosophes se sont interrogés sur les rapports de conjonction entre des évènements et sur la place de l’observateur, qui peut introduire un biais subjectif dans l’enchaînement des phénomènes. Le déterminisme rigide des lois a également été contesté par l’évolution des théories physiques, tout d’abord par l’apparition des lois probabilistes à la fin du 19ème siècle puis, surtout, par le rôle fondamental de la mesure opérée par un observateur en physique quantique (peut-être pour ne pas rebuter un lecteur qu’effrayerait un vocabulaire trop technique, l’auteur n’emploie par le terme de « réduction de la fonction d’onde » même si c’est bien ce dont il s’agit). A noter qu’Etienne Klein omet d'évoquer ici le déterminisme chaotique. Néanmoins, il produit deux commentaires très intéressants. Tout d’abord, Klein s’interroge sur le principe même du principe de causalité qui semble unir la loi et le monde réel. D’où vient que le monde réel semble régi par des lois ? Est-ce un reflet de notre subjectivité (notre manière de comprendre le monde) ou le principe de causalité est-il gravé dans la structure de l’espace-temps ? Cette question préfigure celle qui conclura l’ouvrage sur l’extraordinaire efficacité des mathématiques. Ensuite, et c’est la première fois que je lisais ces considérations dans un ouvrage de vulgarisation, l’essor du « big data » est susceptible de bouleverser les méthodes de la recherche scientifique en remplaçant le travail théorique d'élaboration des lois (ensuite testées expérimentalement) par un processus inductif fondé sur de simples corrélations entre données. Pour Etienne Klein, qui cite Einstein, c’est une grave menace qui pèse sur la réflexion scientifique car la théorie permet de proposer des hypothèses qui vont bien au-delà des données accessibles. Par exemple, le boson de Higgs fut proposé à partir d’une interprétation des implications mathématiques du modèle standard et des groupes de symétrie, qui semblaient signifier que la masse de toutes les particules était nulle et que ce qu’on nommait la masse d’une particule résultait en fait de l’interaction entre la particule et le vide quantique, représenté par un champ scalaire dit champ de Higgs (du nom de l’un des inventeurs de la théorie élaborée en 1964). Dans la théorie quantique, toutes les particules échangent un vecteur d’interaction, appelé boson (ce peut être un photon, un gluon, etc.). Avec des images simples et parlantes, Etienne Klein expose avec une clarté remarquable l’hypothèse du champ scalaire de Higgs, dont la particule d’interaction est le fameux boson de Higgs (découvert en 2012) qui donne sa masse aux particules en les freinant par rapport aux autres particules se déplaçant à la vitesse de la lumière. La masse n’est ainsi qu’une qualité secondaire des particules, provoquée par les propriétés du vide quantique, et non plus une caractéristique intrinsèque ! En outre, l’apparition de cette masse non nulle déclenche le temps propre des particules car l’écoulement du temps est directement lié à la vitesse de la particule par rapport à celle de la lumière.
Ainsi, le temps, le vide, la masse et l’espace, qui renvoient à des notions pourtant distinctes, semblent très étroitement imbriqués d’une manière mystérieuse et presque incompréhensible. Les physiciens du 20ème siècle se sont déchirés sur la nature même de la réalité, dont l’image a été bouleversée par la théorie quantique. Einstein, notamment, croyait en une réalité objective régie par des lois accessibles à l’intelligence humaine et s’opposait à l’interprétation de Bohr qui considérait que les théories physiques ne reflétaient pas le monde réel mais simplement ce que nous pouvions en connaître subjectivement par des opérations de mesure. Pour réfuter l’argumentation de Bohr, Einstein a imaginé le paradoxe EPR pour tenter de démontrer l’incomplétude de la théorie quantique mais les expériences d’Alain Aspect, menées en 1980 en s’appuyant sur les travaux de Bell, démontrent la validité de la théorie quantique. Etienne Klein prend soin de guider son lecteur pas à pas, avec des explications simples qui approfondissent les conséquences des expériences d’Aspect mais n’en détaillent pas les fondements théoriques ni les modalités opératoires. Il achève son court essai en laissant en suspens deux grandes questions, dont les réponses sont peut-être à jamais insolubles :
- pourquoi les mathématiques fonctionnent-ils si bien, comme si le réel se pliait aux exigences de l’abstraction mathématique qui n’est pourtant qu’un produit de l’intelligence humaine? Il est ici dommage qu’Etienne Klein n’évoque pas la M-théorie, qui pousse à son paroxysme la mathématisation de la structure intime de l'univers (cette théorie, qui est un prolongement de la théorie des cordes, est décrite dans "Le paysage cosmique" de Leonard Susskind ou "Y-a-t-il un grand architecte dans l'univers" de Mlodinow et Hawking - ces deux livres sont présentés sur le site) ou les convictions de Kurt Gödel, qui considérait que les mathématiques n’étaient pas une création de l’intelligence humaine mais l'intuition d’un niveau supérieur de la réalité.
- qu’est-ce que le réel, au-delà des apparences que nous dévoilent les expériences et les théories ? Klein évoque alors, via un commentaire de Bernard d’Espagnat, Platon (le mythe de la caverne) et Plotin (l'Un).
Les éditions
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Matière à contredire
de Klein, Étienne
Les éditions de l'observatoire
ISBN : 9791032902370 ; EUR 17,00 ; 07/02/2018 ; 176 p. ; Broché
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"Matière à contredire : Essai de philo-physique" d'Etienne Klein : éclairages divers
Critique de Lettres it be (, Inscrit le 7 mai 2017, 30 ans) - 22 mars 2018
Quatrième de couverture :
La physique et la philosophie sont-elles deux genres de pensée différents ? Pas si sûr? Étienne Klein, à partir d'exemples, montre bien que ces deux disciplines se répondent sans cesse et permettent une approche beaucoup plus affinée.
La physique et la philosophie sont-elles deux genres de pensée différents ? Oui, mais...
Est-il si certain que la physique et la philosophie ne se percutent jamais ? Elles partagent en tout cas une même ambition, celle d'augmenter et de perfectionner, chacune à sa façon, la « connaissance » au sens large. Cela ne suffit-il pas pour qu'elles aient matière à conversations ?
Dès lors qu'on la prend au sérieux, la physique nous écarte de nos pensées les plus ordinaires, secoue nos idées pourtant les plus évidentes et inquiète nos certitudes. Certains de ses résultats modifient même les termes en lesquels certaines questions philosophiques se posent, par exemple à propos du temps, du vide, de la causalité, de la matière, du statut du réel.
Dans cet essai de « philo-physique », Étienne Klein nous entraîne dans une aventure intellectuelle qui invite à « reconstruire la raison ».
L’actuel dirigeant du Laboratoire de recherche sur les sciences de la matière, un organisme dépendant du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), continue son œuvre de vulgarisation avec ce nouvel ouvrage. Un travail de vulgarisation commencé en 1991 avec Conversations avec le Sphinx, les paradoxes en physique publié chez Albin Michel puis ensuite en 1994 chez Le Live de poche. Depuis 24 ans, Yves Klein nous invite donc à interroger notre quotidien, à nous questionner sur des thématiques toujours proches de la physique classique et qui jusqu’alors pouvaient rebuter même les plus téméraires par leur complexité.
Physique quantique, notion de temps, matière noire etc. Cette fois, Etienne Klein s’empare à nouveau de ces thèmes mais les aborde d’une manière radicalement différente : celle de la philosophie. Toujours prompt à nous forcer à quitter nos pensées les plus élémentaires, Etienne Klein invite ses lecteurs à jeter un œil du côté de la philosophie et du rapport entretenu entre « philo » et physique. Dans la veine d’un Jean-Claude Ameisen, Etienne Klein s’amuse à faire passer les connaissances, à transmettre ses acquis à des lecteurs qui ne peuvent qu’accueillir cela avec grand plaisir.
C’est érudit, c’est captivant quoique parfois bavard, mais une fois n’est pas coutume, Etienne Klein délivre un ouvrage qui touche au but avec, en prime, un Albert Einstein qui habite presque chacun de nos pages. Plusieurs questions trouvent des réponses intéressantes et notre rapport aux thématiques abordées dans ce livre se trouve souvent bousculé. Nul besoin d’un diplôme supérieur en physique, aucune base indispensable à avoir en philosophie : l’ouvrage se laisse lire et se ponctue souvent par des citations et des formulations qui orientent facilement le débat avec une légèreté de ton bien sentie et jamais trop pesante.
« Tel est le paradoxe existentiel du néant : penser « le rien » n'est jamais penser « à rien ». »
« A rechercher dans le passé des précurseurs, nous risquons d’en faire nos fils tout en croyant qu’ils sont nos pères. »
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