Un obus dans le coeur de Wajdi Mouawad

Un obus dans le coeur de Wajdi Mouawad

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Gregory mion, le 11 avril 2018 (Inscrit le 15 janvier 2011, 41 ans)
La note : 10 étoiles
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Maman, maman...

Voici un beau et fort monologue qui aboie une rage intestine : la douleur de perdre une mère, l’envie de tout casser quand on apprend à connaître la pâte si visqueuse de l’irréversibilité. On pense immédiatement à Barthes et à Cohen, deux inconsolables qui ont fait ce qu’ils ont pu pour ne pas sombrer tout de suite dans le tombeau où la mère devait pourrir ; on pense plus marginalement à Charles Juliet, écrivain si discret qui a composé une vie durant avec deux mères vaincues par la sinistre réalité (l’une, biologique, morte de faim dans un asile ; l’autre, de substitution, morte de probité après avoir traversé le monde dans ses plus infimes recoins de misère). Wajdi Mouawad nous fait entendre ici une sorte d’écholalie de ces histoires vraies : son personnage, Wahab, sillonne la nuit québécoise d’hiver en direction de l’hôpital où la mort de sa mère est imminente. On l’a prévenu par un de ces coups de téléphone qui sonnent de gros glas, on l’a tiré d’une forme alanguie de lui-même pour le précipiter dans une forme endurcie – le voilà désormais candidat à l’émotion suprême du parent-qui-meurt, branche secondaire qui s’apprête à muer en souche fondamentale, « roseau pensant » un peu trop éthéré qui se place enfin dans le registre des racines. Son désarroi est touchant parce qu’il nous renvoie au plus ordinaire des chambardements existentiels : alors que tout paraissait couler de source, soudain la surprise s’invite avec un masque mortuaire familier et plein de mauvaises odeurs afférentes, et tout notre équipement quotidien s’effiloche, se disloque, se racornit, nous laissant nu au bord du chemin, une main sur le nez pour nous protéger des puanteurs, une autre sur les yeux, peut-être, pour nous empêcher de voir ce qui nous saute pourtant à la figure. Outre l’insoutenable tristesse qui nous tue dans ces moments particuliers qui n’arrivent qu’une ou deux fois dans la vie, ne ressent-on pas, derrière la membrane de l’abattement, le poing serré qui germe dans l’esprit et qui traduit la fureur d’être dérangé dans notre petite musique routinière ? Il y a en effet de cela dans la mort de nos très proches parents. Il doit y avoir de cela, également, dans la rupture amoureuse qui est souvent à sa manière une petite mort acérée. D’abord la sidération, ensuite la colère délirante, l’irrépressible désir de prendre le monde entier à la gorge et de faire suppurer notre blessure dans la gueule des flegmatiques. Finalement on pense à Romain Gary qui écrivait que quoi que l’on fasse, virils ou matamores, nous n’échapperons pas à la vérité de l’homme qui revient toujours bramer sur la tombe de sa mère, comme un cerf blessé auquel on aurait sectionné les bois à vif.

La mère de Wahab crève d’un cancer et le fils, dans son langage heurté, lyrique par horions et solennel par saccades, nous en restitue les métastases avec une puissance symbolique assez troublante. Nous parlions tout à l’heure de « gros glas » qui retentissent, ce faisant nous avions une poésie de Michaux en tête, précisément deux vers de Contre que voici : « Glas ! Glas ! Glas sur vous tous, néant sur les vivants ! […] En tonnes, vous m’entendez, en tonnes, je vous arracherai ce que vous m’avez refusé en grammes. » Wahab tient tout entier dans ces fulgurances de Michaux – il donne l’impression de cracher sa détresse sur la planète et il a l’allure d’un vibrant soldat qui enfile un treillis, en partance pour une guerre de reconquête, probablement de l’ordre d’une réappropriation de soi après la déflagration initiatique de la mère lamentablement mourante. Il critique d’ailleurs le cancer ; il en fait une maladie tout à fait assommante, pour ne pas dire emmerdante, parce que cette saloperie joue les prolongations, fait des tours de passe-passe ou des enfants dans le dos, à l’inverse des chocs plus francs qui emportent d’un seul coup et ne demandent par leur reste (la thrombose, la crise cardiaque, l’accident de voiture, etc.). Le cancer de sa mère est encore vécu à l’instar d’une chose bruyante, une horreur qui roule des mécaniques et prend du plaisir à narguer ceux qui veillent sur le patient livré à lui-même, dégagé des protocoles médicaux devenus inopérants.

La maladie, par ailleurs, n’est pas la seule séquence émotionnelle de cette tirade mortifiée. D’origine libanaise, Wahab n’a pas toujours vécu dans les neiges canadiennes. Par contraste avec cette saison hivernale de l’Amérique du Nord qui suscite une glaciation des affects dans la parole de Wahab (pour mieux les renvoyer dans le foyer brûlant de notre cœur), nous sommes plusieurs fois déportés dans les réminiscences de la terre natale, en pleine guerre civile du Liban, sous un soleil de plomb et des obus d’une autre catégorie (moins lancinants cependant que celui qui nous pétrifie le cœur lorsque nous assistons à la mort de notre mère… ou de notre père). Parmi ces fluctuations dans le passé, il en est une incontournable. En effet, bien connu de l’œuvre de Wajdi Mouawad, l’épisode du massacre du bus, saillant dans Incendies, se retrouve là dans une déclamation qui arrache les entrailles. Or, justement, les entrailles ne sont pas le cœur – ce qui nous arrachera le cœur, ce seront les derniers instants de la mère, l’image de ce ventre qui se soulève péniblement dans une respiration agonisante, avant de se reposer pour l’éternité (ce ventre qui rappelle au fils qu’il y séjourna plusieurs mois et que ce séjour n’est pas si loin de lui tant l’existence de sa mère se voit écourtée par la fatalité de son mal).

Bien sûr, l’insupportable attente à l’hôpital et la présence parfois déconcertante de la famille, tout cela, naturellement, constitue autant de motifs de férocité pour Wahab. Mais lorsque nous prenons soin de l’écouter en-deçà de ses violentes apostrophes, nous apercevons le jeune homme qui naît, ou l’homme, plutôt, qui s’embarque nettement dans l’aventure de la vie en affrontant le différé d’un dernier soupir qui lambine. Peintre de son état, Wahab réfléchit au chromatisme de la situation : la couleur du deuil doit aussi être la couleur de la joie naissante, Thanatos ne pouvant d’une certaine façon aller sans Éros, tant et si bien que le portrait de sa mère, au fur et à mesure de cette exaspération vertébrée de sensibilité, se transforme en une espèce d’anti-portrait de Dorian Gray – la face cancéreuse accouche lentement d’un visage de sérénité où toute crainte se retire au profit d’une beauté qui abonde. Voilà que la période de Noël est surmontée, voilà que le père Noël rencontré tout à l’heure sur le chemin de l’hôpital, affreuse ironie du sort quand la mort est notre seul présent, paraît tellement hors contexte maintenant ! Et même ce chauffeur de bus qui avait pris Wahab pour un fraudeur n’est plus rien. Le visage de la mère a vaincu les monstres d’aujourd’hui et d’hier. Il a fallu qu’elle meure pour que le tableau s’éclaircisse, prélude, peut-être, d’une tranquillité qui n’était auparavant qu’un simulacre ou un palliatif à deux sous.

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