L'échelle de Jacob
de Ludmila Oulitskaïa

critiqué par Tanneguy, le 14 mai 2018
(Paris - 85 ans)


La note:  étoiles
Histoires de familles russes
Dans les premières pages figure un arbre généalogique multiple qui s'étend sur plusieurs générations : avant la révolution de 1917, après la mort de Staline en 1953, après la mort de l'URSS en 1990. Ce n'est pas du luxe car le récit de l'auteur va passer allégrement d'une période à une autre. Accrochez-vous !

Le personnage central semble être Nora qui découvre la vie tumultueuse (pour l'époque...) de sa grand'mère et de son grand-père qui connaîtra bien des joyeusetés du communisme stalinien (geôles, bagne, relégation...) sans interrompre une abondante relation épistolaire avec son épouse qui finira par divorcer alors que leurs épreuves semblaient s'achever. Les multiples histoires familiales s'enchevêtrent et sont parfois difficiles à suivre, d'autant que s'y mêlent des considérations (superflues à mon avis) sur la physique nucléaire ou les mathématiques modernes, la grande musique ou les chansons des Beatles Le style est simple, facile à suivre mais le lecteur peut finir par se lasser au cours de ces 600 pages, d'autant qu'il n'y a pas de fil directeur : que veut montrer l'auteur ?

D'autres ouvrages de l'auteur sont sans doute plus appropriés pour la découvrir (Le Chapiteau vert ?). Elle le mérite !
Famille, je vous Haime 8 étoiles

Splendide chronique familiale qui débute en 1905 pour se terminer en 2011 laissant dérouler sous les mots plus d’un siècle de la vie d’une famille russe.

J’ai pris beaucoup de plaisir à la lecture de cette œuvre, d’abord parce qu’on ressent la tendresse de l’auteure pour ses aïeuls, car Ludmila Oulitskaïa s’est inspirée de lettres familiales pour cette fresque.

A travers ces pages nous découvrons aussi quelle était la vie dans cette famille russe à ces différentes époques et comment l’Histoire a retenti sur les trajectoires individuelles et sur la trame des liens familiaux.

Sans doute à travers ces pages, Ludmila Oulitskaia fait-elle œuvre de thérapie trans-générationnelle. Ce regard sur le passé éclaire le présent et facilite l’avenir.

En tant que lectrice, j’ai suivi ce récit comme si je partageais la vie des personnages ; j’ai frémi avec eux, j’ai ressenti l’effroi de l’arrestation et l’emprisonnement de Jacob, je me suis réjouie des succès de Maroussia, j’ai ratiociné avec Nora, j’ai pleuré et croqué la vie avec elle.

Les personnages féminins de ce livre m'ont particulièrement marquée : indépendantes, fortes, à l'esprit toujours en recherche, elles inventent leurs vies et leurs rapports avec les hommes ne sont guère marqués par les diktats , femmes libres auxquelles on ne peut que s'attacher.

Le destin de Jacob est de ceux qui font frémir... toutes ces années d'emprisonnement et un travail toujours remis sur la planche.

La musique, le théâtre, la science, la politique et l’Histoire hantent ces pages.

La vie n’est pas un long fleuve tranquille et la lire s’avère émouvant, passionnant.

En refermant ces pages, je perçois autour de moi des figures familiales... comme j’aimerais trouver une liasse de lettres qui pourraient me transmettre leurs parcours.

Le mot de la fin : n’ayez pas peur des six-cent quinze pages, elles se refermeront trop vite et vous serez tristes de prendre congé de cette famille devenue un peu la vôtre.

Bafie - - 63 ans - 22 novembre 2018


Transmission 7 étoiles

Illustrant le cycle d'une humanité perpétuellement renouvelée dans le flux continu des générations, le premier chapitre de "L'échelle de Jacob" s'ouvre en 1975 à la fois sur l'aube d'une vie, celle de Yourik, le fils de Nora et sur la fin d'une autre, celle de Maroussia, grand-mère paternelle de Nora, qui s'éteint la même année à 85 ans. Dans l'appartement de celle-ci, Nora va découvrir toute une correspondance constituée essentiellement des lettres adressées à Maroussia par son mari Jacob entre 1911 et 1936 dont elle ne prendra connaissance que bien des décennies plus tard. Cette chronique familiale s'achèvera avec la naissance d'un nouveau petit Jacob, fils de Yourik, en 2011.
Entre-temps, sur plus de 600 pages, alternant genre épistolaire et récit à la troisième personne, fiction et réalité, aura défilé sur plus d'un siècle, l'histoire de quelques destins d'une même famille sur au moins quatre générations, histoire inspirée de la propre famille de Ludmila Oulitskaïa, en particulier du destin dramatique de son grand-père Jacob Oulitski qu'elle-même aura découvert, à l'instar de son personnage, au seuil de la vieillesse.

Pour autant, que l'on ne s'attende pas à trouver ici, en arrière-fond un panorama de l'histoire contemporaine de la Russie. Si le contexte de la période stalinienne aura eu une incidence déterminante sur la relation et le parcours des grands-parents, l'auteure ne s'attarde pas (c'est le moins que l'on puisse dire) sur les grands évènements historiques à savoir les deux guerres, la révolution et la guerre civile. Plus encore, les évènements de la période contemporaine ne sont évoqués que rarement et seulement lorsqu'ils présentent un impact direct sur la vie des personnages (exemple: l'exil de Yourik aux USA, voulu par sa mère pour le protéger d'un recrutement pour la guerre en Tchétchénie).

L'objectif de l'auteure est ailleurs. Comme Tanneguy, je me suis interrogée tout au long de ma lecture sur ses intentions. A cela, elle apporte une réponse vers la toute fin de l'ouvrage. Son personnage principal, écrit-elle, ce n'est ni Nora, ni Maroussia, ni Jacob, ni aucun autre parent dont elle prolonge l'héritage, mais " une essence (...) qui erre à travers les générations, d'individu en individu, et qui donne l'illusion de l'individualité ". Nora (son alter ego) à la faveur de son parcours, de sa découverte et de ses recherches aura pris conscience de tout ce qui la relie à son ascendance et qui transcende son individualité, se prolongeant bien au delà de son propre arbre généalogique: une vision fortement nourrie de sa formation de généticienne et qui fournit peut-être une clé quant au sens de l'existence.
Mais qu'elle l'ait voulu ou non, c'est quand même à mon sens la personnalité forte de Jacob, incroyablement positive dans l'épreuve (affichage pour protéger sa femme?), mue par une soif inextinguible de savoir et de culture et un amour indéfectible, victime de l'époque et de la fragilité de l'amour de l'autre, qui domine le récit. En parallèle, on suit au plus près le parcours de Nora dont l'émancipation apparente et les choix de vie devront beaucoup à sa forte dépendance amoureuse vis à vis de Tenguiz, son amant épisodique, metteur en scène marié avec qui elle se réalise dans la création artistique.

L'ouvrage, dense, ouvre sur une multiplicité de thèmes et témoigne de l'érudition de Madame Oulitskaïa, riche d'une culture à la fois scientifique, littéraire et musicale qui irrigue tout le texte mais tend peut-être à trop se disperser. En particulier, celui-ci abonde en références littéraires et théâtrales en liaison avec le métier de scénographe de Nora ou les intérêts intellectuels du couple Maroussia/Jacob. Cette plongée dans la littérature russe (mais pas seulement) aura suscité chez moi l'envie d'explorer plus avant certaines œuvres: sans doute un des aspects qui m'auront le plus accrochée.

Reste que mon intérêt se sera avéré très fluctuant au fil des pages et des épisodes de vie abordés et qu'au terme de ma première incursion dans l'œuvre, je demeure un peu dubitative. Comme d'habitude, je n'ai trouvé ici ou là dans la sphère médiatique que des critiques fort positives comme si Madame Oulitskaïa détenait désormais le statut de monument intouchable de la littérature russe contemporaine. Outre une écriture plutôt conventionnelle, il m'a manqué pour susciter mon enthousiasme quelque chose de l'ordre de l'émotionnel qui eut donné à cet ouvrage un supplément d'âme, quelque chose que je n'ai trouvé que dans l'ultime et déchirante lettre de Jacob à Maroussia datée de 1954. Evidemment, je pense qu'il n'était pas dans le dessein de Ludmila Oulitskaïa d'écrire une saga romanesque mais bel et bien une chronique familiale, comme une sorte de testament avant l'heure, un retour sur transmission de ce qu'elle doit à ceux qui l'ont précédée et dont elle est issue, du moins est-ce ainsi que je l'ai reçu.

Myrco - village de l'Orne - 75 ans - 1 juin 2018