André Breton a-t-il dit passe
de Charles Duits

critiqué par Eric Eliès, le 15 juillet 2018
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Portrait d'une amitié en poésie
Charles Duits, dont j’ai déjà présenté quelques livres sur le site, est un poète singulier et marginal, qui s’est volontairement tenu à l’écart des chemins frayés de la création littéraire. Authentique voyant, habité par des visions confinant parfois à la folie, sa force vitale et sa radicalité ne pouvaient que séduire André Breton, qu’il rencontra quand il avait à peine 17 ans.

Issu d’une famille pétrie des valeurs protestantes, Charles Duits, adolescent solitaire se sentant profondément incompris dans sa quête d’une vie plus haute et plus intense, dépérissait dans le New-York des années 40. D’une manière assez égoïste, les épreuves du monde l’intéressaient peu mais installaient un climat de nihilisme. La lecture, l’écriture mais aussi la masturbation, avouée également sans fausse pudeur, étaient les seuls exutoires à ses frustrations.

Je dois dire pour expliquer mon attitude que si je rejetais en paroles les principes moraux du milieu puritain dans lequel j'avais été élevé, ces principes continuaient de régner sur mes profondeurs. (…) Livré dans ma chambre à toutes les griffes noires et jeté sur mon lit, je mordais la couverture, craignant la sollicitude abstraite de mes parents, leurs questions. Il ne fallait surtout pas qu'ils entendissent mes sanglots. La vie — la vie !— était solitude, masturbation, lecture et rage.

Sa rencontre avec André Breton, provoquée par une lettre de Duits qui rassembla son courage pour lui écrire (avec une coïncidence où Duits vit un signe : le jour où il écrivait à Breton, naissait Agnès, sa future épouse), marqua un tournant décisif qui le fit basculer. Duits fut, par André Breton, reconnu comme un poète dont la voix portait les accents d'une parole authentique. Le livre, composé des souvenirs de rencontres étalées sur une vingtaine d’années, brosse en fait le portrait de deux hommes et de leur amitié singulière, faite de fascination et de malentendus. André Breton était comme un maître, dont la densité de présence s’imposait naturellement à tous ceux qui le côtoyaient : Charles Duits souligne souvent à quel point Breton (qu’il compare à deux ou trois reprises à un maître zen et à Gurdjieff) paraissait massivement présent dans tous ses actes et tous ses mots. De là est sans doute venu le malentendu sur le qualificatif de « pape » car Breton fut authentiquement le pape du surréalisme, non comme un chef dont on subit l’autorité mais comme un maître dont l’enseignement est une leçon de vie.

La personnalité de Breton eut une influence décisive sur mon esprit. Pour la première fois je rencontrais un homme auquel l'ironie était étrangère et pour lequel la vérité était une affaire de vie ou de mort.

Face à Breton, Duits semble souvent déstabilisé, ne sachant comment se comporter. Il semble plus à l’aise avec l’entourage de Breton, dont l’amitié s’inscrit plus facilement dans le cadre de la vie ordinaire, notamment David Hare qui l’initia au peyotl. Breton semble engagé dans une quête permanente de vérité et d’authenticité, qui le met à part. Par exemple, Duits souligne qu’il lui était impossible de se rendre chez Breton à l’improviste, pour discuter comme on le fait entre amis. D’autant que Duits est un adolescent d’une grande fragilité psychologique, capable de commettre des provocations gratuites sous le coup d’une impulsion subite (comme quand, ne sachant se comporter face à une amie d’André Breton, il l’insulte puis s’enfuit), mais aussi d’une exigence extrême, qui ne pardonne pas à Breton tous ses petits défauts d’être humain. La première grande déception de Duits fut la découverte des manuscrits d’André Breton, abondamment raturés comme si Breton, qui s’était fait l’apologue de l’écriture automatique, écrivait encore à l’ancienne, comme un poète classique. Breton n’a pas, non plus, le comportement attendu d’un rebelle à la société. Il se montré posé, voire méticuleux, joue selon les règles et se montre même souvent conservateur (ainsi, il interdit à Jacqueline, son épouse, de se teindre les cheveux). En fait, ce fut une amitié accompagnée de brouilles nombreuses et parfois durables, où Duits reconnaît tenir une grande part (notamment parce que quelque chose en lui le poussait à provoquer Breton).

Une personnalité "magnétique", je crains que ce ne soit le seul mot qui convienne. (...) Et de même que l'aimant par l'un de ses bouts attire et par l'autre repousse, Breton captivait et, nécessairement, accablait.

La réconciliation vint par son épouse, Agnès. Mais André Breton décéda peu après. Charles Duits raconte comment il apprit la nouvelle, en regardant les titres du journal. Mais pour Duits, qui croit aux anges et en des êtres supérieurs, Breton n’est pas vraiment mort.

Je sentais, avec une force extrême, qu'un homme tel qu'André Breton ne meurt pas. (...) Rentrant, je le vis, ou je vis son Ange, ce que Breton était vraiment, et Agnès le vit également : une forme blanche et couronnée, pleine de joie et de force, une lumière ayant le visage de l'homme. Il était enfin entré dans son royaume.