Tant que je suis vivant de Georges Simenon
Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Essais
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Ma bible !
Une « Dictée » qui court du 14 avril au 13 juin 1976. Simenon nous parle du legs de ses manuscrits, de son œuvre, qu’il laisse au Fonds Simenon qui se crée à Liège en cette année 1976. Il se dit extrêmement soulagé par cette donation. Il se plaint amèrement de sa santé vacillante, de ses enfants qui le négligent trop souvent ; il nous livre en vrac ses angoisses, ses questionnements divers sur la religion, la politique, la littérature, l’art en général, sur la vie, sur l’être humain, sur lui-même, etc. Il nous parle abondamment de son enfance à Liège, de son grand-père Chrétien Simenon, de son arrière-grand-père Demoulin qui était mineur. Il nous dit son amour pour sa dernière compagne, Teresa, dont il ne peut plus se passer …
Je ne le répéterai jamais assez : ces dictées sont des bijoux ; elles sont ma bible !
Extraits :
- Il me semble qu’en avançant en âge, on éprouve le besoin de se dépouiller de ce qui n’est pas l’essentiel. (…) Quand on s’engage dans la voie du dépouillement, qu’on pourrait appeler la sagesse de vieillards heureux, car les autres se raccrochent jusqu’au dernier jour à leurs biens matériels et immatériels, on se sent de cinquante ans plus jeune.
- Dans mon enfance, le Vendredi-Saint, certains magasins fermaient pendant une demi-heure ou une heure à trois heures de l’après-midi, heure présumée de la mort du Christ.
- Ma connaissance des hommes, le l’ai acquise dans la rue, dans les bistrots, dans les boites de nuit honorables ou non et dans les bordels.
- La civilisation du béton est la civilisation des automobiles, qui, parce qu’elle emploie de nombreux travailleurs, a la bénédiction des gouvernements. Combien d’ouvriers fait travailler un vulgaire piéton ? Combien rapporte-t-il aux grandes sociétés ? Tandis que l’automobiliste est la vache à lait, non seulement des industriels mais des banques qui lui avancent de quoi payer sa voiture.
- La veille de ma communion privée, à six ans, j’ai donné, dans la rue crépusculaire, une pièce de cinq centimes à une de mes petites amies pour qu’elle me montre son sexe. Elle l’a fait. ( …) Ma mère m’avait annoncé qu’au moment d’aller à l’église, je devais lui demander pardon, à elle et à mon père, pour toutes les fautes que j’avais commises envers eux. A six ans ! Je me suis refusé à demander pardon de ce dont je n’étais pas coupable. Ma mère a beaucoup pleuré.
- Je suis resté un Liégeois car, la plus grande partie de mon œuvre est basée sur mes impressions d’enfance, c’est-à-dire des impressions que j’ai recueillies à Liège.
- J’ai dit souvent ma position devant le nationalisme, tous les nationalismes, quels qu’ils soient, et qui nous valent de temps en temps « la dernière guerre ». J’ai vécu deux « dernières guerres ». J’espère ardemment ne pas en vivre une troisième.
Or, lorsque je regarde à la télévision la foule qui assiste à un match de football, lorsque j’écoute les commentaires, lorsque je lis le lendemain les compte-rendus du match, je m’aperçois que le nationalisme n’a jamais été aussi vigoureux qu’aujourd’hui, en dépit de toutes les conférences internationales et tous les organismes créés pour réunir les peuples.
Ce qui me frappe, c’est que le nationalisme du football a quelque chose de particulier. Les équipes qui s’affrontent de pays à pays, pour quelque coupe des clubs, d’Europe, du monde, que sais-je, et qui font hurler les foules au nom d’un pays auxquels ses équipes appartiennent soi-disant, sont des équipes d’étrangers au pays qu’ils sont censés représenter et qu’on achète et qu’on vend comme de la marchandise.
Autrement dit, un milliardaire d’un pays quelconque pourrait se payer une équipe constituée uniquement des plus grands champions du monde.
Cela n’empêcherait pas la foule de hurler, comme elle le fait d’habitude, et de considérer cette victoire comme celle de son pays.
Dans mon esprit, qui est peut-être obtus, lorsqu’il y a compétition internationale, les joueurs devraient tous appartenir au pays qu’ils représentent. Sinon, ce n’est qu’une question d’argent.
(…)
A chaque match international, on déplace vingt ou trente mille supporters pour applaudir, hurler, descendre parfois sur le terrain et donner des coups, au nom de leur patriotisme, sans se rendre compte, je l’espère, que leur fameuse équipe est en réalité composée de la moitié, sinon plus, de joueurs achetés un peu partout, quand ce n’est pas dans le camp de leur adversaire.
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