Introduction au théâtre grec antique
de Paul Demont, Anne Lebeau

critiqué par Numanuma, le 9 août 2018
(Tours - 51 ans)


La note:  étoiles
Parole qui profite ne saurait porter malheur.
Le théâtre est d'abord un art d'imitation. C'est la mimesis théorisée d'abord par Platon, concept qu'il développe aux livres III et X de la République. Et selon lui, l'action dramatique n'est pas un bien pour la cité idéale. L'idée aura une belle descendance puisque Rousseau, dans sa Lettre à d'Alembert, se demande « si le relâchement des mœurs, au théâtre et dans les sociétés qui le pratiquent, est dû à des causes particulières, liées à une conjoncture spécifique, ou s'il existe un lien d'essence entre l'existence du théâtre et le laxisme moral, signalant l'oubli de la nature humaine (postulée bonne), la négligence de la vertu propre au citoyen ». J'indique ici ma source : http://pierre.campion2.free.fr/montier_rousseau.ht…

Pour Platon en effet, le poète n'est qu'un imitateur puisqu'il ne fait qu'imiter le monde sensible, lui-même imitation du monde des idées, que le philosophe, lui, cherche à comprendre et connaître. Le poète doit être corrigé ou, à défaut, être banni de la cité idéale. Il semble que le dramaturge soit encore plus dangereux que le poète pour la survie de la cité. En effet, son art ne laisse pas deviner l'intention mimétique : le dramaturge n'intervient pas directement dans sa pièce pour dire qui parle. Pire encore, ce sont les applaudissements, les cris ou les huées qui portent le jugement et non la raison ! Cette conception se poursuivra dans le monde romain, friand lui aussi de théâtre : à Rome, les acteurs n'ont pas de droit civique. La conception chrétienne du métier de comédien est quasi identique. Rappelons simplement que les comédiens, mêmes fameux, n'ont droit qu'à la fosse commune.

Aristote reprend cette idée de mimesis mais y ajoute une nuance de taille : la tragédie « imite non les hommes, mais l'action, la vie ». Voici la définition qu'il en donne : « La tragédie est imitation d'une action noble, conduite jusqu'à sa fin et ayant une certaine étendue, en un langage relevé d'assaisonnements dont chaque espèce est utilisée séparément selon les parties de l’œuvre ; c'est une imitation faite par des personnages en action et non par le moyen d'une narration, et qui, par l'entremise de la pitié et de la crainte, accomplit la purgation des émotions de ce genre. Par « langage relevé d'assaisonnements », j'entends celui qui comporte rythme, mélodie et chant, et par « espèces utilisées séparément », le fait que certaines parties ne sont utilisées qu'en mètres, d'autre, en revanche, à partir du chant ».

La France accordera une importance déterminante aux théories d'Aristote dans le développement du théâtre classique en accordant, comme les grecs, la primeur à la tragédie, et en définissant, à partir des textes aristotéliciens la fameuses règles des trois unités, dont la paternité ne revient pas à Boileau, mais à Jules-César Scaliger (on savait choisir un prénom à cette époque!), qui donne une interprétation de la Poétique d'Aristote dans sa propre Poétique, en sept volumes !

Si l'on accorde en France une si grande importance aux règles de bienséance, c'est que le théâtre, comme dans la Grèce antique, relève à la fois de la vie sociale publique et privée, de la politique et du sacré.

Les activités de type dramatique remontent aux temps les plus reculés de la Grèce. Cependant, la question du lieu de ces représentations reste ouverte. C'est pourquoi on utilise le terme de theatron, dont l'un des emplois attestés se rencontre à propos de jeux funéraires, c'est-à-dire que l'activité dramatique s'inscrit dans le cadre d'une cérémonie rituelle d'hommage aux morts. On pense qu'une partie de la place publique, à Athènes comme à Sparte, l'agora, serait aménagée en espace de spectacle, le choros. Le mot « orchestre » remplacera progressivement le mot « choros ». Il semble que les théâtre en Grèce se soit développé en-dehors du contexte religieux toute en conservant des liens forts avec l'aspect rituel.

La récitation de poèmes épique, de son côté, est attestée. Les poèmes font l'objet de récitations par des spécialistes, les aèdes, les chanteurs, qui créent leurs œuvres à partir d'un canevas transmis par la tradition. Dans les pays d'Oc et d'Oïl, les trouvères et troubadours composeront leurs chansons de gestes de la même manière, bien des siècles plus tard, de même que les comédiens italiens de la commedia dell'arte. Généralement, ces récitations ont lieu dans le cadre d'un banquet. Elles s'inscrivent donc dans un contexte de citoyens libres se retrouvant pour discuter et apprécier des libations. L’aède ne se présente jamais comme auteur, seulement comme interprète. Il se place sous l'égide des dieux ou des muses. Plus tard, les rhapsodes réciteront les poèmes les plus célèbres et passés à la postérité. Mais réciter n'est pas jouer. Le jeu dramatique peut intervenir dans le récit épique grâce aux nombreux recours au style direct. Les rhapsodes considèrent leur jeu avec une mentalité d'acteur. Écoutons celui-ci s'adresser à Socrate, dans Ion : « De la scène ou je suis, je regarde mon public : il faut que leurs pleurs, leurs regards étonnés, leur terreur même répondent à mes paroles ».

Il semble que les modifications décisives interviennent au Vième siècle avant JC. A Corinthe, le poète Arion serait le premier à avoir développé l'aspect littéraire et théâtral des chants, appelés dithyrambes : les soli interprétés par le chef de chœur alternent avec les refrains chantés par le chœur à l'unisson de la musique. Ce dernier interprète donc une composition poétique qui suppose, par nature, des répétitions préalable et éventuellement une mise en scène. L'identification se ferait par l'existence d'un titre, qui correspondrait probablement au nom du personnage principal. On constate que le chant fait partie intégrante du jeu dramatique, tout comme la danse. Or, le chant et la danse sont deux activités réservées à une élite sociale. Le théâtre est donc avant tout l'activité d'une caste socialement élevée.

Pour autant, le théâtre est l'affaire de toute la communauté civique puisque la représentation dramatique fait partie intégrante d'une célébration religieuse en l'honneur de Dionysos. A l'époque classique, les Grandes Dionysies sont l'occasion des célébrations rituelles au dieu durant lesquelles se déroulent un concours de dithyrambes et un concours dramatique. La politique et le sacré étant intimement liés, c'est un haut magistrat civil qui préside le concours. Il le prépare, choisit les poètes tragiques et comiques, et les auteurs de dithyrambes (les critères de choix nous sont inconnus), les acteurs et les chœurs, assume les frais, assiste au représentations, désigne les vainqueurs et les récompenses.

Les poètes prononcent une tétralogie : trois tragédies et un drame satyrique ; les comédies sont jouées le dernier jour du concours. Il s'agit d'un travail très important pour les poètes, autant pour la quantité de texte à fournir que pour la renommée qui suit la victoire. A Athènes et dans la Grèce entière, participer au théâtre, aux performances dramatiques, aux cérémonies politiques, fait partie des tâches qui reviennent à ceux qui sont pleinement citoyens même si, dans les gradins, on peut croiser des émissaires étrangers ou d'autres cités, et parfois des esclaves amenés par leur maître. Les femmes sont généralement absentes, ou installées à l'écart.

Ce petit livre de poche rédigé par Paul Demont et Anne Lebeau retrace ainsi les grandes étapes de la formation du théâtre antique et met en avant, avec une clarté et une concision remarquable, les liens qu'il entretient avec l'aspect rituel. Il permet également de faire le tri dans certaines idées reçues. Par exemple, les cothurnes, ces chausses aux semelles compensées permettant aux comédiens d'être mieux vus des spectateurs, et bien connues des lycéens, n'apparaissent qu'au VIème siècle après JC et ne relèvent donc pas de la période classique, période de formation, de développement et d'invention.