Le mystère du capital
de Hernando de Soto

critiqué par Eric Eliès, le 1 décembre 2018
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Plaidoyer pour un capitalisme populaire fondé sur le droit à la propriété
Tout d’abord, ce qui frappe dans ce petit livre, c’est la maladresse de son titre, peu clair, et le mauvais goût immonde de la couverture qui donne presque honte de le lire dans les transports en commun… En fait, le sous-titre est beaucoup plus explicite : pourquoi le capitalisme échoue-t-il partout ailleurs qu'en Occident ?

La thèse, très solidement argumentée et présentée avec soin dans ses différents enjeux, est qu’il n’y a pas de fatalité à l’impasse économique des pays du tiers-monde et des ex pays-soviétiques, qui font simplement face aux mêmes difficultés qu’ont affronté et peu à peu surmonté les pays occidentaux sur une période qui va grosso modo de la Renaissance jusqu’à la fin de la Révolution industrielle… Pour Hernando de Soto, qui est un économiste péruvien jouissant d’une réputation mondiale, le système de propriété est la clef de la prospérité dans une économie libérale. Les populations des pays du tiers-monde détiennent une richesse matérielle (terres, magasins, ateliers, etc.) dont le montant cumulé est de très loin supérieur aux investissements des pays industrialisés, mais ce capital est « mort » car il n’est pas fongible dans l’économie globale. En l’absence d’un système efficace garantissant la reconnaissance de leurs droits de propriété et permettant les échanges et transactions à l’échelle de la société, ces biens ne sont productifs qu’à l’échelle des individus et des associations extralégales mises en place pour organiser, tant bien que mal, les relations de production et de distribution.

L’un des chapitres les plus passionnants de l’ouvrage est consacré à l’émergence du droit de propriété en Europe et aux Etats-Unis. Cette histoire n’est pas enseignée à l’école et c’est dommage car elle est passionnante. En fait, les pays européens ont longtemps connu une situation où les conflits étaient régis par des droits locaux dont la légitimité reposait sur la reconnaissance tacite et la jurisprudence. A l’échelle du pays et du continent, ces règles formaient une sorte de mosaïque que les Etats ont mis des siècles à organiser en un ensemble cohérent… Les USA ont connu, jusqu’à la fin du 19ème siècle, une situation similaire à celle des pays du tiers-monde avec des squatters (fermiers, chercheurs d’or, etc.) qui s’organisaient en associations locales et sont, peu à peu, devenus des interlocuteurs du pouvoir politique local puis du pouvoir fédéral. L’essor économique des USA a démarré avec l’intégration des droits extralégaux, adaptés aux besoins des gens, dans le droit fédéral qui était initialement d’inspiration britannique et inadapté aux réalités de terrain.

Hernando de Soto, considérant que toutes les solutions contraignantes ne peuvent qu’échouer, est très pragmatique. Pour lui, il faut partir des aspirations des gens et construire un système répondant à leurs attentes quotidiennes et à leurs aspirations. Le meilleur système, fût-il altruiste et théoriquement brillant, échouera s’il ne prend pas racine dans la masse du peuple, qui prendra ses dispositions pour le contourner. Pour cette raison, il promeut l’intégration progressive voire la légalisation de tous les systèmes extralégaux mis en place pour combler les lacunes de la loi ou contourner ses difficultés, notamment les lourdeurs administratives qui sont des verrous dans la plupart des pays émergents. Les systèmes extralégaux ne sont pas la conséquence d’une volonté criminelle : ils sont des pis-aller dont la plupart des gens cherchent à sortir en raison des contraintes qui leur sont inhérentes (pots-de-vin, « protection » des mafias, difficultés à promouvoir ses produits et à les distribuer, etc.). Malheureusement, l’importance cruciale du droit à la propriété privée, même s’il est reconnu comme un droit fondamental, est négligée en tant que moteur de l’économie et c’est la raison pour laquelle tous les programmes d’aide au développement échouent les uns après les autres. Il faut partir non des grands principes de l’économie libérale mais de ce qu’on appelle souvent le « droit des gens », qui reflète l’inventivité voire le génie pragmatique du peuple. Il faut prendre la peine et le temps de comprendre les systèmes extralégaux, qui ont valeur de contrat social pour des populations qui sont contraintes de vivre en dehors d'une légalité inadaptée à leurs besoins et à leurs modes de vie. La principale difficulté réside dans l’impulsion politique nécessaire pour surmonter, dans une société profondément inégalitaire, les blocages de l’élite qui prospère dans sa cloche de verre et se soucie peu des aspirations populaires voire entretient une situation dont elle tire profit…

La démonstration est brillante mais elle a néanmoins un petit côté formule magique, comme s’il suffisait d’organiser un système efficace de propriété privée pour, soudain, convertir des biens morts en un « capital vivant et décupler toutes les ressources économiques d’un pays. La conviction de l’auteur, qui prend le contrepied de la célèbre formule de Proudhon ("la propriété c'est le vol !"), fait un peu songer à la formule de Baudelaire pour présenter « Les fleurs du mal » : prendre le fumier pour en faire de l’or ! Et l’auteur se garde bien de confronter sa thèse au contre-modèle chinois…