Enfin le royaume - Quatrains
de François Cheng

critiqué par Septularisen, le 17 avril 2019
( - - ans)


La note:  étoiles
«Et nous veillons à ce que rien ne nous apaise».*
Le premier poème de ce recueil est dédié «à ceux que la poésie habite»:
«Tu ouvres les volets, toute la nuit vient à toi,
Ses laves, ses geysers, et se mêlant à eux,
Le tout de toi-même , tes chagrins, tes émois,
Que fait résonner une très ancienne berceuse».

François CHENG (*1929) véritable «sage des temps modernes», nous offre des poèmes inspirés des haïkus japonais, mais dans une forme moins brève, moins abrupte, moins lapidaire. On peut ici lire sereinement, «goûter», questionner et méditer chaque phrase, chaque mot…

«Embruns, vous ne laissez nulle part
l'empreinte de votre secret;
Seules nos lèvres gardent de vous
cette saveur de sel et de larmes».

Anthologie des quatrains des différents recueils précédents, François CHENG en rajoute ici dans l'édition de poche, pour notre plus grand plaisir, 60 nouveaux inédits. Mais, ce qu’il faut surtout dire c’est que chaque quatrain est véritablement un «diamant» magnifiquement taillé, sculpté, littéralement ciselé par l’auteur.

«La lumière n’est belle qu’incarnée, à travers
Un vitrail ou le verre d’une bouteille de vin…
Consentons donc au sort d’être un œil fini
Qui se fait reflet de l’Éclat infini».

C'est la poésie d'un écorché vif, mais qui avec l'âge à trouvé la paix intérieure. Chaque quatrain a un contenu complexe, et des significations qui «partent» dans tous les sens. Il faut dès lors une lecture attentive afin que rien ne vous échappe. Surtout que ce qui pourrait vous échapper - et à moi aussi d'ailleurs -, pourrait justement être ce qu'il y a de plus beau dans le poème.

Le sort de la bougie est de brûler.
Quand monte l'ultime volute de fumée,
Elle lance une invite en guise d'adieu:
«Entre deux feux sois celui qui éclaire!».

M. François CHENG atteint dans ce recueil, j’ose le dire, la perfection! Il y a dans ces quatrains une forme de dépouillement poussé à l’extrême, de condensation, un peu comme le minimalisme en art, il n'y a plus dans cette poésie épurée que l'essentiel, l'irréductible!

Comme toujours avec cet auteur, reviennent certains thèmes classiques:

La sagesse orientale :
«Ne quémande rien. N'attends pas
D'être un jour payé de retour.
Ce que tu donnes trace une voie
Te menant plus loin que tes pas».

La cosmologie et la place de l’homme dans l’univers :
«Une grande chose a lieu : l’univers? non, la Vie.
C’est là l’unique aventure, sublime et tragique.
Pour que la vie soit vie, la mort incontournable;
Seule la Voie ne meurt pas, qui l’épouse a sa part».

Les sentiments et les émotions humaines:
«Tout cri rejoint le cri original,
toute souffrance l’initiale souffrance.
Dans le gouffre sans fond, seule la pitié sans fin
nous relie à la Vie qui toujours recommence».

L’Amour Mystique :
«Il est là, depuis toujours là.
étant la Voie même.
Il est là, toujours avec nous,
base même de nos voix».

La sérénité, l'apaisement :
«Tu te souviens des noms ; tu entends
Le tien. Quelqu’un doit se souvenir
De tout. D’outre-ciel une voix pérenne
tisse la toile à n’en plus finir».

Et beaucoup, beaucoup d'autres...

Je finis ébloui par le talent, la sagesse, l’érudition, la simplicité, la maîtrise et la connaissance de la langue française, ainsi que l’étendue de la culture générale de l’auteur.

«Nous rions nous trinquons, en nous défilent les blessés,
Les meurtris ; nous leurs devons d'être en vie, car vivre,
C'est savoir que tout instant vivant est rayon d'or
Sur un océan de ténèbres, c'est savoir dire merci».

Et bien je vous dit: Merci! Merci, M CHENG de m'avoir fait passer un de mes meilleurs moments de lecture depuis très très longtemps!

Si vous n’avez pas encore choisi votre livre de chevet cette année, vous savez ce qu’il vous reste à faire…
Croyez-moi, si ce livre de poésie s'est vendu a plus de 28.000 exemplaires ce n'est pas un hasard!

(*) : Le titre de cette critique est tiré du quatrain suivant:

«Le gouffre où la bête a broyé ton innocence,
Il est en nous. Jusqu'au bout, nous te chercherons.
Pour toi, nous gardons ce qui nous reste de tendresse,
Et nous veillons à ce que rien ne nous apaise».

Ce quatrain est dédié: «à Estelle que nous n'oublions pas et à toutes les autres».
Il s'agit ici d'Estelle MOUZIN, tragiquement disparue le 9 janvier 2003, à Guermantes en (Seine-et-Marne) à l'âge de 9 ans en revenant de l'école. https://fr.wikipedia.org/wiki/…