Vingt sonnets à Marie Stuart
de Joseph Brodsky

critiqué par Septularisen, le 5 juillet 2019
( - - ans)


La note:  étoiles
«Et je t'aurais sculptée en verre transparent plutôt qu'en ce granit afin que tu témoignes d'un regard qui te perce en adieu déchirant».
Voici donc, pour le moins, un livre de poésie tout à fait étonnant et inhabituel! Je dois même avouer n’en avoir jamais lu de semblable! Il s’agit en effet ici d’une édition trilingue (russe, anglais et français), mais avec trois traductions différentes faites à partir de l’original en langue russe.

Concrètement, on trouvera donc dans ce recueil :

- Le texte russe original (daté de 1974) de Joseph BRODSKY (1940 – 1996) avec en vis-à-vis la traduction anglaise (datée de 1988), du professeur Peter FRANCE (*1935), revue par l'auteur lui-même.
- Deux traductions françaises du texte original en vis-à-vis : celle de Claude ERNOULT (1930 - 2004) datée de 1987 et celle d’André MARKOWICZ (*1960) également datée de 1987
- Le texte russe original Joseph BRODSKY en face de la traduction française d'André MARKOWICZ
- La traduction d'André MARKOWICZ en face de la traduction anglaise du professeur Peter FRANCE, revue par l'auteur lui-même.

Le lecteur est ainsi invité à prendre toute la mesure du travail de restitution et de «création», de la traduction poétique. Les deux versions françaises permettent à merveille d'illustrer cette évidence. Le texte russe et la traduction anglaise offrent aux lecteurs une approche plus traditionnelle de la traduction Ma connaissance de la langue russe étant bien trop basique pour apprécier les vers du poète, je dois dire qu'étonnament la version qui m’a le plus intéressé est la traduction… Anglaise! Puisque, revue par l’auteur lui-même, lequel était bilingue parfait, on peut donc considérer ce texte comme un original. En ce qui concerne la langue française, la traduction de Claude ERNOULT plus classique et respectant la mise en page du sonnet, remporte mon adhésion. Celle d’André MARKOWICZ, toute en fougue et comme d’habitude chez lui, «brute de de décoffrage», avec une langue très proche de celle parlée, aura certainement aussi ses partisans et... ses détracteurs!

On pourra donc lire plusieurs fois la même poésie, mais «restituée» à chaque fois de façons différente: Prenons p. ex. le début du sonnet VII (qui est celui dont la traduction change le plus entre les différentes versions), cela donne ceci:

Peter FRANCE : «Paris is still the same. The Place des Vosges // is still, as once it was (don't worry), square. // The Seine has not run backward to its source. // The Boulevard Raspail is still as fair.» (...)

Claude ERNOULT : «Paris, je te le dis, n'a pas changé. La place // des Vosges reste encore parfaitement carrée. // La Seine vers l'amont ne s'est pas écoulée. / Le boulevard Raspail garde sa même grâce.» (…)

André MARKOWICZ : «Paris ne change pas. La Cour Carrée, // sans blague, n'est pas plus triangulaire. / Les Cygnes sont rentrés chez Baudelaire, // le fleuve-Seine coule sans marées.» (…)

Étonnant n’est-ce pas? La différence de «perception» des deux traducteurs est immense. Je ne comprends d’ailleurs pas trop ce que BAUDELAIRE vient faire ici, mais on remarquera que MARKOWICZ s’inspire du sonnet russe pour marquer la cadence, ERNOULT respecte à la lettre la foulée alexandrine et FRANCE est tout en simplicité et concision. Chacun appréciera à sa juste valeur et adoptera la traduction qu'il préfère!

N’oublions toutefois pas l’essentiel de ce recueil, à savoir : La lumineuse poésie de Joseph BRODSKY. Au cours d’une promenade au jardin du Luxembourg, à Paris dans les années 70, le poète admire la statue de Marie STUART (1542 - 1587). Au visage et à la beauté de la reine d’Ecosse, se superpose et se confond celui d’une femme jadis aimée, et le poète dans une langue sublime et mélancolique, toute en allusions «amoureuses», en profite pour évoquer ses souvenirs.

C’est un livre un peu à part dans l’œuvre du poète américain. Une sorte de courte séquence poétique et bien que les thèmes abordés soient des thèmes récurrents de son œuvre (comme p. ex. : l’exil, la mémoire, l’histoire, le destin, la littérature…), il ne reflète pas vraiment la production habituelle du poète. Ce n’est pas le texte par lequel je conseillerais de partir à la découverte de l’œuvre de BRODSKY, mais l’intérêt du livre reste indéniable.

Rappelons, si nécessaire, que Joseph BRODSKY est lauréat du Prix Nobel de Littérature en 1987.

XIX (Traduction anglaise de Peter France revue par l’auteur)

The Scots have wool now, Mary (and it all
looks spick-and-span like from the cleaners, great).
At six o’clock life judders to a stall,
leaving no mark upon the sunset’s plate.
The lakes-unnumbered as in days gone by-
have spawned strange monsters (serpentine and frisky),
and soon they’ll have their private oil supply,
Scotch oil, to go in bottles meant for whisky.
It looks like Scotland got along just fine
Without you, and England too, one hears.
And you in this jardin of French design
don’t look the madcap of those yesteryears.
And there are dames through whose silk folds I’d rummage-
But the comparison would you damage.

XIX (traduction de Claude ERNOULT)

Il y a maintenant de la laine, Marie,
En Écosse, et tout semble être neuf et lavé.
Six heures, c’est l’instant où s’interrompt la vie
Sans qu’au cadran solaire un arrêt soit marqué.

Dans les lacs, dont le nombre est resté inchangé,
des monstres sont cachés, leur regard pétrifié.
Et bientôt le pétrole ici sera trouvé,
tout comme le whisky, en flacons de série.

L’Écosse, tu le vois, a bien su se passer…
Et l’Angleterre aussi, je crois bien le comprendre.
Dans le jardin français, qui peut en toi prétendre

revoir celle qui fit tant de têtes tourner ?
Pour certains il y a des femmes préférables
à toi, mais ni à l’une ou à l’autre semblables.

XIX (traduction d’André MARKOWICZ)

Produit local : la laine. Tu peux voir,
Mary, que ton Écosse est propre et claire.
La vie s’arrête à 6 P.M. de soir
en soir sans déranger le char solaire.
Les mille lochs aux frusques de brouillard
couvent l’ichtyosaure identitaire.
On va bientôt extraire de l’or noir
dans des bouteilles de whisky – l’affaire.

Ainsi l’Écosse vit fort bien sans vous,
idem pour l’Angleterre, ce me semble.
Et toi, au Luxembourg, tu ne ressembles
guère à la belle qui me rend fou.
Et plein de dames, certes, m’émerveillent,
des bien sous tout rapport, mais pas pareilles.