Voyage au pays des dieux
de Lafcadio Hearn

critiqué par Eric Eliès, le 15 août 2019
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Récit d'un voyage dans le Japon rural, au début du XXème siècle
J'ai découvert Lafcadio Hearn grâce à HP Lovecraft, qui en dresse un portrait très élogieux dans son essai "Epouvante et surnaturel en littérature". Pourtant, leurs univers littéraires sont très différents. Hearn, écrivain américain et grand voyageur, fut un récolteur d'histoires et de légendes qu'il restituait avec un talent combinant l'art du conteur et la curiosité passionnée d'un ethnologue épris de son sujet.
Cette oeuvre, d’une écriture simple et poétique, est la relation d’un voyage effectué au début du XX siècle dans les campagnes du vieux Japon. L’auteur commence son récit à Matsue, une ville provinciale importante. Il y est frappé par la gentillesse et la douceur des mœurs : Hearn dit n’avoir jamais assisté, pendant les quatorze mois de son séjour au Japon, à une bagarre ou à une dispute, sauf dans les ports ouverts où l’influence des Européens semble avoir corrompu les Japonais. Partout, il suscite une curiosité bienveillante et est toujours bien accueilli. Hearn se montre curieux de tout, cherche à visiter le maximum d’endroits et dépense beaucoup d’argent en offrandes aux temples et en achats de souvenirs. Comme lui, les Japonais sont avides d’émerveillement. Tout objet artisanal est conçu pour l’enchantement des yeux, tout site pittoresque possède ses légendes, et les gens n’hésitent pas à entreprendre de longs voyages pour les visiter.
Hearn est charmé par la spiritualité des Japonais. La religion est omniprésente et s’intègre avec harmonie dans la vie quotidienne (fêtes, prières, rites, etc.) ; tous les villages possèdent des temples, qui sont souvent remarquables, dédiés à des divinités diverses qui cohabitent et s’influencent mutuellement. Les religions japonaises incorporent de multiples éléments étrangers (bouddhisme, hindouisme, sectes, etc.) et les cultes des divinités, de même que les noms et les représentations, varient selon les régions. Même la nature semble spirituelle (montagnes effacées dans le lointain comme des spectres, nuages légers et blancs comme des âmes pures, marques de dévotion le long des routes et dans les champs, etc.).
Hearn est totalement dépaysé par le spectacle des coutumes ancestrales japonaises, dont l’ancienneté l’émeut (notamment la danse du Bon-Odori au Festival des Morts, à Kami-Ichi). Il lui semble être revenu au temps des origines, peuplé d’hommes bons et aimants, et se reproche parfois de ne pas être digne de tant d’amour. En revanche, dans le petit port de Mimoseki, l’équipage d’un cuirassé japonais au mouillage lui apparaît presque européen dans son attitude. Les visages des marins, fermés et taciturnes, n’expriment aucune bienveillance pour la population locale venue en barques pour visiter le bâtiment, sorte de monstre moderne.

Ce charmant récit empreint de poésie et de nostalgie pour un monde paisible et fragile, marqué par une grande dévotion, que la modernité européenne menace, est aussi un ouvrage de vulgarisation des mythologies japonaises, avec une prédilection pour le culte de Kwannon, déesse de la beauté et de la pitié. Hearn, qui se rapproche parfois de Frazer (Le rameau d’or) dans son souci de collecter anecdotes et légendes, explicite le symbolisme japonais, fondé sur l’analogie (exemple : fougère = luxuriance = abondance) et l’homonymie (exemple : varech = kombu = joie)