Nous avons fait un beau voyage
de Francis de Croisset

critiqué par Alceste, le 1 septembre 2019
(Liège - 63 ans)


La note:  étoiles
Outre une Inde splendide et trouble
Voilà un titre que certains associeront peut-être à quelques notes de musique, celle d’un air célèbre de "Ciboulette", l’opérette de Reynaldo Hahn, mais dont le livret est justement de Francis de Croisset, (Voir "Les seigneurs du rire", de Pierre Barillet, recensé ici). Ce Francis de Croisset, belge arrivé tout jeune à Paris avec son ami Maurice de Waleffe (Voir "Quand Paris était un paradis", de M. de Waleffe), a fait toute sa carrière dans l’art dramatique, mais paradoxalement, c’est par ses récits de voyage qu’il a laissé quelque trace dans l’histoire littéraire.

C’est à l’invitation d’un prince de Kapurthala que le voyage aux Indes se décide. C’est donc en touriste privilégié, certes, mais plus proche du routard que du client de tour–operator, que l’auteur s’aventurera dans les sites les plus isolés du pays : palais abandonnés, temples interdits, forêts denses, dont nous découvrons la beauté irréelle par touches impressionnistes, par expressions ramassées, notations jetées sur le papier, courts chapitres qui sont comme autant de vignettes d’un merveilleux album illustré. Significativement, la visite du Tal Mahal lui semble déjà d’un convenu rédhibitoire. Le ton se fait plus grave en découvrant Bénarès et ses coutumes féroces ou écœurantes.

En contrepoint à ces propos poétiques, l’auteur s’adjoint un compagnon de voyage, l’inénarrable Hollicott, un jeune officier anglais qui lui servira de guide et, avec un ineffable accent , ponctuera le récit de ses réflexions typiquement british et de ses bonnes fortunes sentimentales. (Voir la coquette Gwendoline et Desdemona, sa jeune lionne domestique)

Bien qu’écrit en 1930, ce journal de voyage, heureusement réédité en 2011, ne laisse qu’une envie : se précipiter sur les lieux aux noms si sonores et si artistement décrits.

Extraits :
- Vous as dû remarquer à Kapurthala, continue Hollicott, sur le turban de gala du Maharadjah de Bikaner, une aigrette comme une petite arbre en émeraude ?
- Oui, dis-je, c’est un bijou très amusant.
- Ce n’est pas amusant, du Crousset, c’est historique. C’est l’emblème de la couronne de Bikaner. Vous sais pourquoi ?
- Non
- Parce qu’un jour, la désert qui entoure la capitale, la déesse l’a transformé dans un verger. Mais vous verras, la Maharadjah a fait mieux que la déesse. Si tous les princes de l’Inde étaient aussi modernes que lui, et, comme on dit à Paris, sur la feuille, nous n’aurions plus rien à faire ici et ce serait bien ennuyeux.
- Pour qui ?
- Pour l’Angleterre, naturellement.
(…)
De royales amours inventèrent ces petits palais enchantés. Naguère, ils s’éveillaient au bruit des rires et des chansons et, le soir, voyaient sous leurs arceaux s’enlacer, dans le couchant rose, de jeunes bonheurs confondus. La nuit aussi les animait : la petite île scintillante, au bord de l’eau pleine de ciel, ajoutait au lac une étoile.
Mais, solitaires aujourd’hui, ces palais s’effritent, désœuvrés. Ils ne vivent plus : ils se souviennent.
Tout est silence tout est regret. Chaque colonne est une fin précoce et les palais sont là, dans leur vie arrêtée, comme des projets interrompus.
La fin du jour réveille leur torpeur résignée. Dans toute l’Inde, l’heure où le soleil se couche pourrait s’appeler l’heure des oiseaux. Par un hymne de vocalises, de roucoulements, de trilles, ils saluent les derniers rayons, et ils sont si nombreux, si serrés, si denses et, à la fois, si invisibles, que chaque arbre qu’ils alourdissent semble lui-même une chanson.