Ma vie sans moi, suivi de Le monde d'une voix
de Armand Robin

critiqué par Septularisen, le 2 septembre 2019
( - - ans)


La note:  étoiles
«Et les poèmes qui parfois tombent de moi Font à peine le bruit d’une feuille morte dans les sous-bois.»
«LA RESTAURANTIÈRE»

La restaurantière avait de belles arcades
Sourcillières; ses cils parlaient sans ambassade.

Elle m’a vu entrer, à pensé: «Il va manger!»
Et même elle m’a dit: «Il faut manger! »
Et moi, j’avais envie de la regarder.

Elle osa me server un mets très abundant;
Je devais manger, lentille par lentille lentillement
Quelque chose qui s’appelait comme un escalopement.

Ce manger c’était comme un escaladement
Et moi j’écrivais un poème lentille par lentille, lentillement,
Sur la restaurantière que je regardais restaureusement…

Voici donc un des poète français les plus méconnus. Originaire de Bretagne (le Breton fut d’ailleurs sa langue maternelle), Armand ROBIN (1912 - 1961) est surtout considéré comme un grand traducteur (maitrisant 30 langues différentes, il a traduit des textes à partir de vingt-deux d’entre elles…) et pourtant il est aujourd’hui passé à la postérité pour ses opinions politiques anarchistes radicales et sans concessions, mais aussi, et heureusement pour nous, pour sa poésie!
Rejetant le milieu littéraire communiste de l’après-guerre, sa poésie oscille entre anarchisme militant et retour a un individualisme forcené La défense du prolétaire (et du prolétariat) et mysticisme catholique fervent sont aussi sa «marque de fabrique».

Un mélange détonnant, comme on peut s’en douter, mais qui donnera quelques unes des plus belles pages de sa poésie. Alors justement, que trouve-t-on dans cette poésie? Et bien, ce volume de la magnifique collection poésie Gallimard nous présente deux recueils très différents entre eux.
Dans le premier: «Ma vie sans moi» (1940), s’exprime surtout une poésie engagée disons de «conviction», Ce sont presque toujours des poèmes assez longs (parfois deux, trois pages…). On y retrouve les thèmes chers à l’auteur, le prolétariat donc, mais aussi le monde rural et ses paysans (dont Arman ROBIN se revendiquait sans aucune honte!...),, la nature, la défense des misérables, pauvres et des humbles, des prières, les animaux (notamment les animaux de la ferme…), les arbres, les pierres, les cours d’eau etc…

La deuxième partie : «Le monde d’une voix»,(1968) est, elle, composée de fragments posthumes (certaines poésies sont d’ailleurs inachevées…), en fait tout ce qui a pu être sauvé de la destruction et qui n’a pas été définitivement perdu. Ce sont des poèmes courts, généralement pas plus d’une page, de stupéfiantes envolées lyriques, qui peuvent être lues en piochant çà et là, puisqu’il n’y a pas véritablement de suite logique entre eux…
Si les thèmes restent pratiquement les mêmes, notamment l’omniprésence de la mort (voir les deux poèmes ci-dessous…), il y en a aussi des plus joyeux, qui célèbrent la vie et sa beauté, l’amour (voir «La Restaurantière» ci-dessus), la nature…

«JE ME SUIS RETIRÉ»

Je me suis retiré du néant
A peine.
Je suis presque sans rien sur le rivage.
La confiance, la foi, le courage
Je fis pour eux un effort d’insecte fervent.

Des algues me couvraient,
Avec des coquillages je jouais.

Même quand je joue
Avec les branches qui me couvrent,

Je suis avec vous tous
Je suis votre peur de la mort.

«L’ANCÊTRE»

Après une vie fragile, préoccupée
Je repose dans un paisible enclos.

Je prends enfin des vacances parmi des grandes plantes
Et parmi de la terre qui ne bouge jamais.

Les lierres, les orties, qui poussent spontanément,
Sont mes complices.
Ils me parlent de l’air que j’ai tant respiré
(Et qui est) un peu comme une chose à moi.

Dans rien je ne suis plus pour rien;
Je vis de pensées sans origines,
Sans avenir, sans souvenir.

Je suis de nouveau compagnon de la force du limon.
Moi qui me suis dressé sur les choses terrestres,
Seigneur et maître,
Elles s’étendent maintenant sur moi.

Écoutez le poète Georges PERROS (Déjà présent sur CL) lire ces deux poésies ici :
https://www.youtube.com/watch?v=4BndtlE1wEM
Attention, il lit les deux poèmes de manière continue sans citer les titres.

C’est assurément de la très belle poésie, exigeante, qui requiert une attention de tous les instants lors de sa lecture. C’est tour à tour agressif et désespéré, ou bien tendre et bienveillant. Il y a de la souffrance et la page d’après de la tendresse, il y a de l’émotion et tout de suite après de la froideur, c’est tourmenté et juste après d’une limpidité, d’une clarté sans pareil…

Mais, c’est toujours très bien écrit et parfois même d’une actualité stupéfiante (voir ci-dessous le poème «LE PROGRAMME EN QUELQUES SIÈCLES» (1945), qui est d’ailleurs repris dans cette anthologie: http://www.critiqueslibres.com/i.php/vcrit/2624), le poème le plus lu et le plus connu d’Armand ROBIN et qui a véritablement un caractère «prophétique»!...

«LE PROGRAMME EN QUELQUES SIÈCLES» (1945)

On supprimera la Foi
Au nom de la Lumière,
Puis on supprimera la lumière.

On supprimera l’Âme
Au nom de la Raison,
Puis on supprimera la raison.

On supprimera la Charité
Au nom de la Justice
Puis on supprimera la justice.

On supprimera l’Amour
Au nom de la Fraternité,
Puis on supprimera la fraternité.

On supprimera l’Esprit de Vérité
Au nom de l’Esprit critique,
Puis on supprimera l’esprit critique.

On supprimera le Sens du Mot
Au nom du Sens des mots,
Puis on supprimera le sens des mots

On supprimera le Sublime
Au nom de l’Art,
Puis on supprimera l’art.

On supprimera les Écrits
Au nom des Commentaires,
Puis on supprimera les commentaires.

On supprimera le Saint
Au nom du Génie,
Puis on supprimera le génie.

On supprimera le Prophète
Au nom du Poète,
Puis on supprimera le poète.

On supprimera l’Esprit,
Au nom de la Matière,
Puis on supprimera la matière.

AU NOM DE RIEN ON SUPPRIMERA L’HOMME ;
ON SUPPRIMERA LE NOM DE L’HOMME ;
IL N’Y AURA PLUS DE NOM ;
NOUS Y SOMMES.