Silence du Choeur de Mohamed Mbougar Sarr

Silence du Choeur de Mohamed Mbougar Sarr

Catégorie(s) : Littérature => Africaine , Littérature => Francophone

Critiqué par Cyclo, le 14 février 2022 (Bordeaux, Inscrit le 18 avril 2008, 79 ans)
La note : 10 étoiles
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les migrants sous un volcan

Décidément, Mohammed Mbougar Sarr mérite amplement le détour. Après son roman sur la difficulté des homos au Sénégal ("De purs hommes", 2018 ; cf ma critique) et son prix Goncourt 2021 (idem), voici le troisième roman que je lis, qui est son second et tout aussi excellent. Moins intello que le Goncourt, moins centré sur le Sénégal que ses "purs hommes", ce roman-ci lui tient sans doute très à cœur, car le thème en est la rencontre des migrants avec l’Europe, en l’occurrence un village imaginaire de Sicile, proche de l’Etna, où une association caritative, soutenue dans un premier temps par le maire, tente courageusement d’accueillir un groupe de migrants, les ragazzi (jeunes hommes), malgré l’hostilité d’une part croissante des habitants.

C’est presque l’épopée des migrants, avec son lot de tragédie : elle nous rappelle "le récit du voyage, le récit de la peur, le récit des violences subies, le récit des violences infligées, le récit des violences vues, des hontes bues, des humiliations tues, des privations, de l’incertitude, du désespoir, du doute, de la faim, de la soif, de l’hallucination, du soleil, de l’étourdissement, des évanouissements, des vomissements, de la fièvre, de la maladie, des insolations, des désolations, des diarrhées, de la vénalité des passeurs triplant les prix, de la corruption des policiers fermant les yeux, de l’inhumanité des gardiens fouettant leurs chairs, des dizaines de corps harassés, recroquevillés, serrés, assis les uns contre les autres, couchés les uns sur les autres, dans la poussière, la pisse, la merde, le sang"…

Mais, une fois les rescapés arrivés, rien n’est joué. En effet, progressivement, un nombre non négligeable des natifs du lieu vont peu à peu harceler le groupe de migrants, avant de basculer dans une violence mortifère. De leur côté, une partie des migrants, excédés par les lenteurs administratives, l’absence de travail, sont bien décidés à ne pas se laisser faire. Les personnages assez nombreux, tant du côté migrants que des natifs de la commune, sont campés avec précision, on comprend leurs motivations, on s’attache à eux, ou on les trouve indéfendables (les nervis fascistes et racistes). Ce roman choral s’attache aux différents personnages. Les histoires, les récits vécus des migrants (le journal de Jogoy, arrivé quelques années plus tôt, et qui sert de médiateur et d’interprète) nous fait vivre de l’intérieur la migration, l’horreur du passage en Libye, le drame de la traversée de la Méditerranée, la honte : "Ce n’est pas la honte de partir, c’est la honte de n’avoir pu rester, de ne pas avoir pu trouver sa place dans son pays".

Le tout dans un style magnifique (l’auteur n’a pas fait mieux dans son prix Goncourt) qui rend l’avancée de la lecture ardente. On reste attentif, on est plongé dans un suspense qui culmine avec les scènes finales, d’un grand réalisme. Sur un sujet aussi grave, l’auteur a réussi à nous présenter des personnages lumineux, mesquins, ignobles, parfois étonnants (notamment le curé aveugle, et le grand homme du lieu, un poète qui n’écrit plus depuis quinze ans et qui retrouve l’inspiration en aidant les migrants) ou surprenants (le maire qui, d’abord accueillant, va devenir hostile aux migrants par ambition personnelle). Quant aux migrants, ils sont saisis de l’intérieur comme je l’ai rarement vu dans un roman consacré à ce thème. L’auteur rend compte de leurs difficultés, de leurs incompréhension vis-à-vis des personnes bénévoles de l’association qui les a accueillis ; ces dernières s’aperçoivent qu’on ne peut pas faire grand-chose pour eux. "Je les appelle migrants, mais j’aurais bien pu dire immigrés, immigrants, déplacés, exilés, réfugiés… Comme nous tous, j’ai du mal à les nommer, et je crois d’ailleurs que c’est l’une des raisons pour lesquelles il y a à leur propos tant de polémiques. Avoir du mal à nommer précisément un homme est le début du malheur"…

Le drame interroge l'humanité qui est dans le lecteur. L’auteur sait faire vivre ses personnages, siciliens comme venus d’Afrique. Le roman est si bien construit et maîtrisé qu’on a envie de connaître la suite, mais qu'on prend le temps quand même. Parfois il utilise la forme du journal (le récit de Jogoy, avec une typographie différente) ou du théâtre (la scène entre Lucia, une des bénévoles et Fousseyni, un jeune migrant). On a l’impression d’y être. Roman choral (ou polyphonique), "Silence du choeur" nous interpelle ! "La plus grande humiliation, pour n’importe quel homme, c’est de n’avoir aucun visage en face de lui, ou de ne rien voir sur le visage qu’il regarde". Qui sommes-nous face aux migrants ? Que pouvons-nous faire quand ils nous interrogent : "Qui est le plus misérable, entre celui qui n’a rien et celui qui lui a tout volé ? Qui est le plus misérable, entre celui qui fuit la guerre et celui qui l’entretient ?"

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