Technopoly: Comment la technologie détruit la culture
de Neil Postman

critiqué par Cyclo, le 27 novembre 2019
(Bordeaux - 79 ans)


La note:  étoiles
technologie et sens de la vie
La publication originale de ce livre date de 1992, donc à une époque où internet ne faisait que balbutier et où l’ordinateur portable était en passe de se développer à une allure exponentielle. On était entré, selon l’auteur, dans l’ère de la "Technopoly", Postman étant très sensible aux effets de saturation liés à son usage, et qui pour lui, paraissent propres à miner toute notre vie sociale et même le "sens de la vie". Que dirait-il aujourd’hui s’il voyait l’ordiphone envahir la vie privée et l’espace public, y compris dans les pays les plus pauvres, ruinant toutes la vie de relation et de groupe traditionnelle ?

L’ouvrage de Postman se veut en effet comme un signal d’alarme : avons-nous oublié Platon qui, dans Phèdre, nous rappelle que la technique présente certes des avantages mais aussi des inconvénients ? Il est indéniable que l’ordinateur, comme toute innovation technique, suscite des gagnants et énormément de perdants. Et, en particulier, nous avons par cet outil "dévalorisé la capacité singulière des humains à appréhender les choses sous un angle psychique, émotionnel et moral, et remplacé cette confiance par une foi dans la puissance du calcul technique". Déjà Postman nous avait gratifié dans "Se distraire à en mourir" d'une critique sévère, mais salutaire de la télévision. Mais là, on passe à un stade supérieur !

Postman explique que la technocratie, qu’il fait remonter à l’invention de l’imprimerie par Gutenberg, modifie en profondeur ce qui fait l’humanité : "les outils jouent un rôle central dans la façon de penser des hommes. Tout est soumis d’une manière ou d’une autre au développement des outils. Ils ne sont pas intégrés dans la culture ; ils attaquent la culture et finissent par devenir la culture. Ce faisant, ils forcent la tradition, les mœurs sociales, les mythes, les politiques, les rites et les religions à lutter pour leur survie". Or, la culture, c’est la langage, la littérature, l’art, la religion, les mythes, les traditions, l’intelligence ordinaire et banale de la vie en société. Toutes choses mises à mal par la toute puissance de la technologie, devenue totalitaire, livrée aux mains d’experts et de techniciens qui font la pluie et le beau temps dans tous les domaines, y compris la politique, l’économie, l’éducation et l’enseignement. La spiritualité en est quasiment exclue. Dans la "Technopoly", "tous les experts jouissent d’un charisme religieux. Certains de nos prêtres-experts sont appelés psychiatres, d’autres psychologues, sociologues ou statisticiens. Leur dieu ne parle pas de droiture, de bonté, de clémence ou de grâce, mais d’efficacité, de précision et d’objectivité. Les concepts moraux de péché ou de mal […] sont alors remplacés par ceux de « déviance sociale » et de « psychopathologie » issus des domaines statistique et médical." L’humanité se trouve dépossédée d’elle-même, et en particulier de la notion de bien et de mal : que dirait-il de la connectivité généralisée dans laquelle nous baignons trente ans plus tard ? Bientôt nous n’aurons plus de contacts directs avec nos médecins, comme déjà nous n’en avons plus avec nos banquiers ; nous passerons par des machines pour nous connaître.

Ces machines nous renvoient à la crédulité ancienne : Bernard Shaw notait déjà avant guerre qu’un "individu lambda de la première moitié du XXe siècle est à peu près aussi crédule qu’un individu lambda du Moyen âge. Pour ce dernier, la source d’autorité était la religion. De nos jours, c’est la science". Or, nous rappelle l’auteur, il y a science et science : pour lui, les sciences humaines ne sont pas exactes, et pourtant on en fait état à tout moment dans les débats télévisuels pour justifier la technocratie, au nom d’un scientisme cautionnant l’économie et toutes les décisions qui nous concernent tous, et qui nous transforment en consuméristes passifs, aptes à considérer toute innovation comme inévitable, car c’est le "progrès" (cf les trottinettes électriques...). Et, par contre, à nous enfermer dans un "présentisme" qui abolit l’histoire (faut voir comment elle est enseignée aujourd’hui !), la mémoire des traditions, des religions, des mythes, la distance critique envers la nouveauté et, en fin de compte, tout ce qui fonde l’humanisme.

Dans sa préface, François Jarrige note que l’auteur regrette la disparition de la fonction essentielle de l’enseignement : "c’est lui qui doit permettre le maintien “d’âmes rebelles”, c’est-à-dire capables de conserver une distance critique vis-à-vis de la technologie, afin qu’elle apparaisse toujours comme quelque peu étrange et artificielle". Dans le dernier chapitre, Postman estime que "chaque élève, même dès son plus jeune âge, pourrait commencer à comprendre, contrairement à aujourd’hui, que la connaissance n’est pas une chose établie, mais un stade de développement de l’humanité, avec un passé et un avenir". Cette déification de la technologie (via la "science" et le "progrès") finit par prendre "la forme d’un dogme qui prône un progrès sans limites, des droits sans responsabilité et des technologies sans conséquence. Ce dogme ne repose sur aucun fondement moral, mais sur le seul culte de l’efficacité, de l’intérêt personnel et de la croissance économique. Il promet le paradis sur terre en vantant le confort apporté par le progrès technique. Il rejette tous les récits et symboles traditionnels et résume l’existence à des compétences, à une expertise technique et à une frénésie consumériste".

Un livre à lire urgemment si l’on veut se battre contre les excès de la croissance économique, contre la prédation des ressources naturelles par des êtres bornés et soucieux uniquement de la croissance de leur capital, contre le réchauffement climatique et la pollution généralisée, contre le pouvoir cédé aux mains de "cliques technocratiques, insatiables autant qu’impitoyables, au service des intérêts privés dominants" (Alain Accardo).