En 1972, Alphonse Boudard publie "L’hôpital : une hostobiographie" dans lequel il rassemble ses souvenirs un peu dans le désordre et avec sa verve argotique habituelle : la langue est verte, les phrases courtes, et parfois on se bidonne. Les souvenirs remontent à 1952, où l’auteur alors âgé de vingt-six ans, se retrouve comme indigent et bénéficiaire de l’AMG (assistante médicale gratuite) dans une succession d’hôpitaux et de sanatoriums (jusqu'en 1958) pour soigner sa tuberculose attrapée en prison.
Il se retrouve dans une vraie cour des miracles d’éclopés de toute sorte dont il tire une description que n’aurait pas renié Rabelais. On frise parfois le grand-guignol, il faut le reconnaître. Mais pourtant, il y a là une humanité extraordinaire, les malades parfois suicidaires, les soignants (parmi lesquels les infirmières-chefs l’ont particulièrement inspiré), les bouteilles de vin qui circulent malgré l’interdiction, la sexualité étouffée ou addictive, le désir forcené de s’en sortir pour quelques-uns, le désespoir de beaucoup dans des salles suroccupées, sans intimité, voire sales et malodorantes. Trop de malades, pas assez de lits, on se croirait dans notre temps ! Les visiteurs gênés : "Malade, je sais pas pourquoi, ça vous a un petit air respectable aux yeux des bien portants… On s’approche comme à l’église, on parle bas, on compatit". Les boucs-émissaires comme dans toute collectivité : "il leur faut toujours un galeux, un souffre-douleur, depuis la communale jusqu’à l’asile de vieillard sans doute". Les médecins tout-puissants : "dès qu’on change d’établissement, le nouveau praticien il fait les plus expresses réserves sur le diagnostic de ses confrères, il chicane les doses prescrites, il est pas partisan de ceci, il a obtenu, lui, des résultats prodigieux avec cela". Et l’humour noir qui assure la survie : "Le cimetière, on a beau dire, ça vous règle parfois les questions sociales épineuses".
C’est le troisième livre de Boudard que je lis. j’ai découvert l’écrivain dans les bibliothèques des cargos en 2015 et 2020. J’avais acheté "L'hôpital" en me disant que je comprendrais mieux ma mère, tubarde comme Boudard, mais entre 1936 et 1942, durée de six ans comme lui, et qui eut la chance d’aller dans un sanatorium de montagne de meilleure qualité que les sanas miteux décrits par Boudard en région parisienne. Les séjours en prison, les séjours en hostos et en sanas ont permis à Boudard de découvrir la littérature et ont fait mûrir sa vocation d’écrivain ; il use d’une langue, d’une gouaille, d’une jactance très particulières, dans la lignée de Villon, Rabelais et Céline, donc non "politiquement correcte".
L’auteur nous annonce que, "Le sana, pour beaucoup, c’est le refuge, la retraite anticipée, ils ont plus tellement envie de retrouver l’usine, les petites besognes marmiteuses, la survie quotidienne entre le patron, le loyer, s’acheter le costard au carreau du Temple et passer toujours devant les boutiques étincelantes sans avoir de quoi y entrer", ce qui après tout pourrait être la conclusion de ce très beau livre. Remplacez "sana" par "confinement" et je crois qu’on pourrait aussi conclure sur notre temps... Il ajoute : "à l’hôpital, en plus, on s’accoutume à l’idée de la mort", cette mort qu'on a un peu trop oubliée, sujet tabou aujourd’hui.
Cyclo - Bordeaux - 79 ans - 18 avril 2020 |