Les inconsolés
de Minh Tran Huy

critiqué par TRIEB, le 4 juin 2020
(BOULOGNE-BILLANCOURT - 73 ans)


La note:  étoiles
LE MALENTENDU
Minh Tran Huy a le don d’illustrer avec brio et force efficacité l’importance capitale de la part d’ombre, de secrets, de mensonges par omission ou négligence, qui peut marquer une existence humaine. Dans La double vie d’Anna Song, l’héroïne se voyait attribuer des enregistrements imaginaires pour asseoir une réputation d’instrumentiste parfaitement usurpée. Le rôle de la famille y était primordial. C’est également le cas dans son nouveau roman Les Inconsolés, titre inspiré par le poème de Gérard de Nerval El Desdichado : « Je suis le Ténébreux, -le Veuf, -l’Inconsolé. »

Ce roman, qui met en scène Louis Vanel un jeune homme issu de la haute bourgeoise promis à un brillant destin de directeur d’une structure financière. Il a tous les codes de la puissance et de l’aisance matérielle, présente depuis toujours ;il fréquente Éric, fils d’un ancien ministre de l’Economie, Gaspard, fils lui aussi d’un haut fonctionnaire ancien président du MEDEF, Annabelle Baron, fille d’un capitaine d’industrie et accessoirement possesseur d’un empire médiatique. Du beau monde que Bourdieu aurait classé spontanément dans la catégorie des héritiers. Lise est une condisciple de Louis au Lycée Henri IV, à Paris, haut lieu de la sélection sociale mais aussi d’une certaine méritocratie républicaine. Elle est d’origine vietnamienne, et ses parents ont fui ce pays, y laissant un atelier consacré au traitement de la laque pour meubles. Minh Tran Huy introduit d’emblée une dissymétrie entre les deux protagonistes, l’un pourvu de la légitimité, du pouvoir, de la puissance, l’autre en proie à des interrogations douloureuses sur sa famille : les liens de son père avec une certaine Lan, employée de la laquerie ou objet caché de l’amour de celui-ci ? La sœur de Lise, Liane, semble être la préférée pour leur mère, la plus autorisée à s’exprimer, la plus légitime.
Le charme de ce roman est de naviguer constamment entre le genre du triller et le conte de fées, en n’omettant pas de mettre en évidence le caractère ambivalent de la vie et d’une relation amoureuse, d’une confrontation entre deux êtres. Ce qui frappe dans cette description fine de l’évolution de leurs relations, c’est la multitude de causes qui peuvent corrompre une relation, l’endommager gravement, la pervertir. Ainsi, au début du roman, Louis et Lise lient-ils conversation en échangeant leurs avis sur Le temps de l’Innocence d’Edith Wharton, roman décrivant l’abandon par le personnage principal Archer du projet d’un mariage d’amour. C’est un malentendu qui s’installe entre eux, et qui va croître tout au long du récit. Un autre point, influençant grandement la psychologie des personnages est là, légitimité. Lise souffre car elle ne sent pas légitime, comme immigrée d’origine, comme femme d’extraction modeste, comme amoureuse en proie à une insécurité affective. Seule, Bà, sa grand-mère, lui apporte : « Seule ma grand-mère m’aimait comme j’aurais aimé que ma mère m’aimât : ni plus, ni moins que Liane. « Bà, » comme nous l’appelions, consacrait toute son énergie à prendre soin de nous en l’absence de nos parents, nous enveloppant toutes deux d’une tendresse inconditionnelle. »

Cette question de la légitimité, Lise la ressent à l’égard de ses parents, forcément moins légitimes, car la vie a déjà distribué les atouts : la fragilité pour les parents de Lise, le caractère précaire de leurs acquits ; l’assurance de toujours posséder le monde pour les parents de Louis ; la certitude pour ces derniers « qu’ils valaient, avaient valu et vaudraient toujours mieux qu’eux. »
C’est à une démonstration éclatante de vérité que nous convie Minh Tran Huy : une relation est toujours entachée par les malentendus, les différences d’origine, les acquis culturels. Elle n’est rien moins qu’évidente, toujours mise en danger par les blessures de l’enfance, difficiles à guérir, les non-dits. Minh Tran Huy nous rappelle avec une grande subtilité que les relations humaines sont empreintes de confusion parfois, d’incompréhension, souvent, et peuvent devenir paroxystiques.
Un roman dérangeant, par sa forme et son dénouement.