Au café existentialiste
de Sarah Bakewell

critiqué par Poet75, le 17 mars 2020
(Paris - 68 ans)


La note:  étoiles
L'épopée philosophique du XXème siècle
Raconter l’existentialisme et tous les méandres des systèmes philosophiques ayant été construits au XXème siècle en prenant appui sur les vies à rebondissement de celles et ceux qui en furent les fers de lance, en proposer le récit sans jamais affadir le propos, sans contourner les complexités des diverses philosophies, et cependant rédiger un ouvrage qu’on peut lire presque comme un roman d’aventures, telle est la gageure brillamment relevée par Sarah Bakewell. Même si l’on n’est pas féru de philosophie, même si l’on a toujours eu les plus grandes difficultés à décrypter, autant que faire se peut, le jargon dont usent ceux qui se sont illustrés dans ce domaine, et je dois préciser que je fais partie de ceux-là, on peut se prendre de passion pour les vies et les pensées étroitement entremêlées des différents actrices et acteurs de la pensée philosophique au XXème siècle. Le livre de Sarah Bakewell donne à vibrer, à s’interroger, à réviser ses idées toutes faites, à s’enthousiasmer ou à s’effrayer, en tout cas à penser.
Les différentes figures de proue de la réflexion philosophique, nous en connaissons plus ou moins les noms, je suppose. Deux d’entre eux sont au cœur de l’ouvrage, comme ils furent de leur vivant au cœur des débats de la philosophie. L’un est allemand, Martin Heidegger (1889-1976), l’autre français, Jean-Paul Sartre (1905-1980). Autour d’eux, ou, en tout cas, en résonance avec eux, gravitent de nombreuses autres personnalités : Edmund Husserl (1859-1938), Hannah Arendt (1906-1975), Raymond Aron (1905-1983), Simone de Beauvoir (1908-1986), Albert Camus (1913-1960), Karl Jaspers (1883-1969), Emmanuel Levinas (1906-1995), Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) et bien d’autres encore.
Or les débats entre ces diverses personnes ne cessent jamais tout au long d’un siècle marqué par deux guerres mondiales et de nombreux autres événements. Car ce qu’il faut remarquer, au fil de la lecture du livre de Sarah Bakewell, c’est que, faisant fi du cliché selon lequel les philosophes ne demandent rien mieux que rester enfermés dans leur tour d’ivoire, ceux dont il est question ici ont été, pour la plupart, des femmes et des hommes engagés, prenant part aux bouleversements du monde et, pour nombre d’entre eux, prenant aussi parti, autrement dit optant pour des choix politiques, au risque, parfois, de surprenantes alliances ou de stupéfiants aveuglements.
Il est d’autant plus passionnant, quoi qu’il en soit, de se remémorer toutes les discussions, tous les débats d’idées, toutes les controverses qui ont agité le monde de la philosophie au siècle dernier que tout cela reste largement d’actualité. Les prises de position des uns et des autres nous interpellent toujours, alors que ceux même qui les ont prononcées sont morts depuis longtemps. Il est même des réflexions qui semblent prémonitoires et dont on mesure encore mieux aujourd’hui le caractère, si l’on peut dire, prophétique. Quand, par exemple, Martin Heidegger explique, dans un de ses ouvrages, que « l’humanité est devenue monstrueuse » et que l’homme se détruit lui-même, comment ne pas penser à la destruction inéluctable de la planète telle que nous la constatons aujourd’hui ? De même Camus lorsqu’il observait que « l’humanité devait choisir entre le suicide collectif et un emploi plus intelligent de sa technologie. »
On le voit, même si ceux qui en sont les concepteurs et les auteurs se plaisent toujours à émettre leurs idées au moyen de jargons que le commun des mortels peine à maîtriser, la philosophie telle qu’elle se déploie au XXème siècle ne se démarque pas, la plupart du temps, des réalités les plus concrètes du monde. Au contraire même, puisque son objectif est de mieux appréhender l’expérience du vivant, de l’humain en particulier. Au moment où elle expose le projet de son livre, Sarah Bakewell explicite fort bien l’interaction entre philosophie et vie: « Je pense que la philosophie devient plus intéressante quand elle se fond dans le cadre d’une vie. Je crois de même que l’expérience personnelle est plus intéressante quand elle se pense philosophiquement. »
A ce sujet, puisqu’il est question des vies des uns et des autres, il est impressionnant de constater à quel point elles furent marquées autant par les amitiés que par les querelles. L’estime que l’on se porte mutuellement, les rencontres et les amitiés entre les uns et les autres se sont, plus d’une fois, soldées par des ruptures plus ou moins tonitruantes. C’est le cas de ceux qui vouèrent une admiration sans borne pour Martin Heidegger et qui se trouvèrent bien dépités lorsque celui-ci, après la guerre, refusa obstinément et jusqu’à son dernier jour de désavouer le nazisme auquel il s’était lui-même rallié dès 1933.
Mais il serait injuste et malhonnête de tenter d’enfermer, en quelque sorte, dans une formule un seul des philosophes dont il est question. « Vous pouvez penser me définir sous une certaine étiquette, écrit Sarah Bakewell, mais vous vous trompez puisque je suis toujours a work in progress, en chantier. » C’est une des raisons pour lesquelles des amitiés qui paraissaient indéfectibles n’ont pas résisté à l’épreuve des événements conduisant à des prises de position inconciliables. Ce fut le cas, entre autres, lorsque se brouillèrent Jean-Paul Sartre, soutenu par Simone de Beauvoir, et Albert Camus. Dès la Libération, en janvier 1945, lorsque se tint le procès de l’écrivain collaborationniste Robert Brasillach, de profondes divergences apparurent : tandis que Camus s’opposait fermement à la peine de mort, Sartre et Beauvoir s’efforçaient, au contraire, de trouver des raisons de la justifier.
Je comprends mieux, d’ailleurs, grâce à la lecture du livre de Sarah Bakewell, pourquoi je me suis toujours senti bien plus proche d’un Camus que d’un Sartre, le premier n’autorisant aucune justification ni de la violence ni du terrorisme, alors que Sartre et Beauvoir estimaient que, dans certaines circonstances, il fallait « se salir les mains ». Cela dit, encore une fois, il faut éviter de trop simplifier, d’émettre des jugements à l’emporte-pièce. Sartre fut quelqu’un d’extrêmement complexe, capable de s’aveugler lui-même au point de s’entêter à défendre les régimes politiques les plus infâmes, le communisme à la soviétique du temps de Staline, par exemple, mais également enclin à se positionner toujours du côté des exclus. Simone de Beauvoir et Sartre furent ainsi scandalisés par les inégalités raciales qu’ils constatèrent lors de leurs séjours aux États-Unis. Et ils prirent bien d’autres engagements en faveur des laissés-pour-compte. D’un côté, il y eut le Sartre extrémiste qui, préfaçant un ouvrage de Frantz Fanon, trouvait le moyen de louer la violence en soi, de l’autre, celui qui était décrit par ses amis (y compris ceux avec qui il s’était fâché) comme « un homme bon », ne se privant pas d’être on ne peut plus généreux dès que l’occasion se présentait.
Ce n’est là, bien entendu, qu’un aperçu de tout ce que raconte Sarah Bakewell avec un formidable talent de conteuse, réussissant à retracer les vies et les pensées des philosophes du XXème siècle à la manière d’une grande épopée. C’en est une d’ailleurs, sans nul doute, c’est l’épopée de la philosophie.