Deux, rue de la Marine
de Hélène Bresciani, Jeanne Bresciani

critiqué par Angelepaoli, le 26 juillet 2004
(Canari - 77 ans)


La note:  étoiles
Voceru
Dans ce récit à quatre mains, qui est Jeanne, qui est Hélène ? C’est la question que se pose d’emblée le lecteur dès qu’il s’immerge dans le texte. Deux écritures s’entrecroisent, se répondent à deux voix. Thrène autour de la mort du père tant (et trop mal ?) aimé. Déploration aussi autour de la sœur cadette disparue à peine née. Un « chjama è rispondi », un « lamentu » déchirant descendu des montagnes corses de la Casinca.

Très vite, le lecteur s’approprie le récit des deux sœurs, dont l’enfance bastiaise se déroule dans le vieux quartier qui donne d’un côté sur la place du marché, de l’autre sur des venelles, des « carrughju », ruelles escarpées déboulant sur les quais animés et paresseux du Vieux-Port. 2, rue de la Marine. C’est là, dans l’unique immeuble de la rue, que grandissent Hélène et Jeanne. Protégées mais tenues par la figure tutélaire du foyer, le père. Très vite aussi, au-delà de la « marche typographique » qui permet de différencier les deux écritures (caractères avec ou sans empattement), la voix de Jeanne s’inscrit dans un registre différent de celui d’Hélène. Une tonalité mineure sans doute. Dolente, souvent. Hélène l’aînée est plus solaire. C’est pourtant elle qui a vécu la mort de sa cadette, mort suivie de la naissance de la benjamine. Entre les deux bébés pas de différence. Les mêmes interdits précautionneux pèsent sur la joue tiède de la petite dernière et sur la joue déjà froide de celle qui n’a fait que passer. Pour Hélène, la naissance de l’une se superpose presque avec la mort de l’autre. Cette sœur qu’elle attendait avec tant d’impatience pour pouvoir partager avec elle ses jeux d’enfant, voilà qu’elle va se prendre « à l’aimer de loin, avec maladresse et chutes sous la lune, puis la jalouser si fort » qu’elle en oubliera de l’aimer. Jeanne, « l’enfant arc-en-ciel » joue ses jeux en solitaire, des jeux étrangement funèbres, douloureusement ritualisés. Elle est celle qui s’abîme en d’infinis « soliloques sur l’invisible. » Celle qui s’est incarnée dans le chant des pleureuses antiques.

Marquées par les événements familiaux de leur enfance corse, les deux sœurs sont pourtant très différentes. Hélène, même si elle se dit « austère », se laisse étourdir par les « divertissements » de sa vie d’étudiante aixoise. Décidée à s’affranchir coûte que coûte de l’emprise du père. Son écriture est plus distanciée que celle de Jeanne la révoltée, la ténébreuse, la tendre rebelle ! La blessure intérieure de Jeanne serait-elle plus profonde ? Plus indéracinable ? L’écriture de Jeanne est dense et sombre. Et avec elle émergent les vieux démons insulaires. Le rapport au temps et à la mort qui ne font qu’un ! Et, tout d’un coup, le lancinant aveu que « Plus rien jamais ne sera comme avant » ! C’est des rets de cette révélation que se tisse cette insatiable mélancolie. Qui ronge à jamais l’âme de celle qui croit pouvoir échapper à sa terre natale en la fuyant et accomplit en s’évadant l’inéluctable et indéfectible « parricide ».
Bergères de la mémoire 10 étoiles

Jeanne et Hélène sont sœurs, elles ont perdu leur père quelques années avant la rédaction de ce hommage bouleversant. Comme une longue lettre glissée dans une bouteille lancée dans l’océan de la mémoire. Elles parlent de lui, évoquent leur enfance, se souviennent de leur jeunesse et, surtout, découvrent ce père omniprésent dans leurs vies et pourtant si méconnu.
Le temps qui va et la douleur obligent au souvenir, à l’entretien du jardin de la mémoire. Pas facile, douloureux, il faut puiser en soi ce que l’on a soigneusement enfoui.
"Tu nous laissais infirmes… et je devins mémoire" (page 34)

Le résultat est bouleversant de force et de sensibilité. En effectuant ce retour en arrière, cette exploration de l’âme paternelle, Hélène et Jeanne Bresciani se découvrent elles-mêmes et tentent d’apprivoiser leurs tourments.

Jeanne est la plus jeune, celle qui paraît à mes yeux la plus sanguine, vivante et rebelle, qui éprouve un lien fusionnel avec ce père désormais absent. Elle n’a de cesse de crier ce manque, on sent à travers ses mots qu’elle vit à travers ce père maladroitement aimé, qu’il fait partie d’elle et elle de lui. Un morceau de son âme est parti quand son père est mort. Cette mort qui ressemble à une libération symbolique (Jeanne peut crier, dire ce qu’elle a sur le cœur) et physique (ce mal qui la ronge et que le père emportera avec lui dans la tombe. "Que tu sois mangée!" dit la malédiction en Corse).
Les phrases de Jeanne ressemblent à des cris d’enfant, comme si la vie s’était arrêtée avant de franchir la frontière du monde adulte, comme si elle voulait prolonger l’amour et l’attention que doit avoir un papa pour sa petite fille. Cela n’empêche pas les réflexions et le recul lié au temps qui passe. Jeanne a grandi, se pose d’autres questions que celles qui la taraudaient enfant mais les deux époques sont profondément soudées. Se souvenir du père, c’est vivre ans l’enfance et vice-versa. Elle cherche sa place, mais celle-ci est-elle clairement définie ?
"A qui appartenais-je ? Moi-même je l’ignorais, du moins, n’avais-je pas cette inquiétude, réconfortée par les liens parentaux, je me suffisais à moi-même et m’étonnais souvent de leur souci d’identifier" (page 83)

Dans le texte d’Hélène, je découvre plus de recul, ainsi qu’une colère sourde, un deuil qui passe par la révolte et une certaine forme de rancœur. Hélène a besoin d’un affrontement mais celui-ci est désormais impossible, si ce n’est avec ses souvenirs et la mémoire de son père. J’ai senti une souffrance profonde et lancinante chez cette femme, un cri de révolte et de colère contre un père qui ne comprenait pas (ou ne voulait pas voir) et qui fut à son tour incompris. Rage contre ce côté irréversible de la mort qui crée l’absence. On peut perpétuer le souvenir, ce n’est pas tout à fait pareil.
Plus de maturité peut-être dans les écrits d’Hélène, mais maturité n’est sans doute pas le terme approprié. La différence d’âge entre les deux sœurs a certainement apporté une autre forme de lucidité, un recul plus important à Hélène qui doit, justement, porter ce statut d’aînée, regarder sa petite sœur vivre et grandir, l’aimer de touts ses forces en se retenant pourtant de trop le vivre, par crainte de la perdre un jour.

A travers cet hommage rendu au père, il y a également le tissage d’un lien très fort entre ces deux femmes, ces deux sœurs qui me semblent si différentes à travers leurs lignes. Leurs manières de considérer leur famille, leur enfance, les tantes, la Corse, la mort, ce père cruellement absent… sont complémentaires, certes, mais fondamentalement différentes.
Elles se retrouvent à la fin du livre, comme une évidence, lorsque chacune entretient la mémoire du père disparu.
Jeanne prolonge ce lien fusionnel qui transparaît à chaque page par un dialogue avec l’autre monde, par une porte ouverte vers une autre vie. Car la vie ne s’arrête jamais, elle ne fait que souffler de temps en temps, avant de prendre un autre chemin.
"D’ailleurs, je préfère penser que tu es vivant, penser que tu seras là, à mon dernier soupir, à m’attendre, à me tendre les bras, comme pour mes premiers pas, sur un autre chemin." (page 240)
Pour Hélène, ce père vit toujours mais à travers les souvenirs, à travers les fleurs ou une photographie, à travers une ambiance qui le rend présent tout en étant invisible.
Ce père n’est pas mort, il existe encore et pour toujours dans la tête et le cœur de ces deux femmes qui apprennent enfin à vivre avec lui. Comme si il avait fallu que la mort leur révèle ce qu’il était impossible ou difficile à voir et à comprendre de son vivant.

Une magnifique lettre d’amour indissociable de l’attirance qu’exerce la Corse sur les deux femmes. Omniprésente, envoûtante, l’île se rappelle à nous à chaque page, par le pleur de ses vents, le murmure de la mer, le silence de ses ruelles, la chaleur de son soleil et son âme, oui cette âme si forte qui se dégage de ces lignes et donne vie à cette île bien plus justement qu’une simple carte postale. Cette terre fait partie du récit, elle est vivante, elle regarde défiler les âmes, les accueille et les console. Une terre dont on ne s’échappe jamais tout à fait, même si on le souhaite ardemment. Tôt ou tard, l’envoûtement reprend (mais avait-il vraiment cessé ?), la Corse réclame. Les liens du sang, les liens de la terre... ils ne font qu’un.
"Ni le ciel, ni la terre ni la lumière accusant les reliefs et les ombres jusqu’au-dedans de soi, ne sont les mêmes qu’ailleurs. Ma lucidité essentielle dépend beaucoup de cette luminosité insulaire. Que de jugements, d’engagements chimériques ou dangereux ai-je réajustés en moi, après un simple séjour en Corse, comme si elle me ramenait à la réalité de mon être, en effaçant mes délires, sous les risées du vent. Mais elle est aussi le lieu de ma mélancolie, de ma mémoire à vif, des remords lancinants, de tout ce que j’ai perdu…
Lucidité à double tranchant, partagée comme je le suis de ne pouvoir me résoudre à la quitter tout à fait ni la retrouver définitivement…" (page 215)

Sahkti - Genève - 50 ans - 28 octobre 2004