Les Luttes de classes en France au XXIe siècle
de Emmanuel Todd

critiqué par Colen8, le 27 juin 2020
( - 83 ans)


La note:  étoiles
Conformistes s’abstenir !
La lutte des classes dont il est question ici, en paraphrasant un titre de Marx, s’opère à front renversé du haut de l’échelle sociale vers le bas. L’élite, autrement dit la haute administration dont le siège est à Bercy, interchangeable avec la haute finance des banques et des assurances par les allers-retours des cumulards de diplômes sortis dans « la botte » de l’ENA, s’est incrustée dans les rouages de l’Etat dont elle a pris les commandes. Son alignement sans condition sur les directives de Bruxelles inspirées par le libéralisme anglo-saxon et par la réussite industrielle de l’Allemagne l’a mise dans un état de frustration dont elle se venge sur les classes du dessous en leur imposant le dé-tricotage de ce qui reste du modèle social consensuel né après la Seconde guerre mondiale.
En bref, la signature du traité de Maastricht (1992) a enclenché le début de la perte de souveraineté nationale. Suivie par l’adoption de la monnaie unique européenne (1999), le non au référendum sur le Traité Constitutionnel de l’UE (2005), la crise financière majeure venue d’outre-Atlantique (2007-2008) elle est encore aggravée par la crise des Gilets jaunes (2018-2019)(1). Le politique pris au piège des équilibres budgétaires avec une monnaie, l’euro, inadaptée au modèle de développement du pays en est réduit à une comédie politique vis-à-vis des électeurs. Privé de marge de manœuvre il n’est plus en mesure ni d’influer sur ses voisins européens ni d’être entendu par les puissances étrangères ailleurs.
La grille de lecture complexe et documentée proposée par les auteurs pour expliquer au-delà des sondages forcément réducteurs les mouvements de fond qui agitent aujourd’hui la société française dans leurs dimensions multiples tente de prendre en compte :
- l’intrication de trois niveaux cognitifs à l’échelle collective, conscient, subconscient, inconscient, qui déterminent les frontières des classes sociales, chacune s’efforçant de voir de haut celle du dessous et qui dessinent une fracture entre un Nord-Est dit des tempêtes, et un Sud-Ouest plus abrité,
- leur imbrication dans un héritage anthropologique des structures familiales régionales et des pratiques religieuses pluriséculaires jusqu’à une date récente confirme une diminution des divergences entre un centre géographique libertaire/égalitaire et une périphérie plus autoritaire/inégalitaire,
- un pseudo affrontement politique entre d’une part les élites ou ceux qui se prennent pour tels accaparant pouvoir et aisance financière, d’autre part les populistes de droite comme de gauche qui voient leur pouvoir d’achat s’éroder sans moyen de réagir, enserrés les uns et les autres dans une majorité invisible au sein de laquelle les Gilets jaunes sont la manifestation la plus inattendue,
- l’irruption sous le double effet délétère du néolibéralisme anglo-saxon et de l’euro d’une délocalisation de la production industrielle vers des ateliers à moindre coûts qui s’est traduite chez nous par la forte contraction de la classe ouvrière et un chômage toujours aussi élevé,
- la faillite de l’enseignement dont les moyens financiers en hausse constante ne parviennent pas à enrayer le recul du niveau des élèves dans les classements internationaux, avec ses conséquences à long terme sur la recherche, le développement, l’investissement dans les technologies d’avenir.
Juste avant la pandémie Covid-19, Emmanuel Todd dresse un tableau sombre de l’évolution de la France du dernier quart de siècle (1992-2018). Le pays dont les inégalités sont restées stables a par contre beaucoup vieilli et s’est appauvri. Les tendances indiquant un changement d’époque ne sont guère optimistes à ceci près que l’intégration des immigrés se poursuit bon an mal an. Toujours provocateur vis-à-vis de l’establishment dans ses conclusions, en général rigoureux dans ses hypothèses ou parfois hautement spéculatif, Emmanuel Todd se voit davantage en chercheur fort de 45 ans d’expérience qu’en polémiste ou en donneur de leçons, ce qu’il paraît être malgré tout...
(1) Par conséquent avant la pandémie Covid-19 (2020)
(2) A lire aussi cette interview : https://lvsl.fr/emmanuel-todd-macron-nest-plus-rep…