Le polygone étoilé
de Yacine Kateb

critiqué par Pucksimberg, le 31 octobre 2020
(Toulon - 45 ans)


La note:  étoiles
Une oeuvre originale, éclatée et fondamentale dans la littérature algérienne
« Le polygone étoilé » est considéré par la critique unanime comme le texte fondamental de la littérature algérienne moderne. Il est aussi présenté comme un roman complexe. Je confirme !

Kateb Yacine offre une œuvre fragmentée, explosée et variée qui pourtant trouve une unité et formerait ce polygone. Le texte emprunte au roman, au théâtre et à la poésie. « Le polygone étoilé » ne se constitue pas de chapitres mais de plusieurs séquences séparées les unes des autres par des blancs. Il y a une multitude de personnages qui parfois n’apparaissent qu’une seule fois et d’autres que l’on suit de façon parcellaire. L’écrivain lui –même semble être présent à la fin du roman. Il y a Lakhdar, Mourad, Mustapha, mais aussi des personnages dont le nom est plus explicite comme Mauvais Temps, Tapage Nocturne, Pas de Chance … Il y a aussi des figures françaises comme Marc, ce militaire corse qui tente parfois de justifier la colonisation. Il y a bien d’autres personnages qui interviennent dans ces courtes séquences qui mettent toutes en scène l’histoire de l’Algérie moderne : la colonisation vue des deux côtés, l’exil, l’identité d’un peuple, la figure maternelle, la langue …

Il y a quelque chose de quasi-cinématographique dans ce texte qui suscite des images, des impressions, engendre des dialogues vifs et engagés. Le lecteur qui s’attend à un récit linéaire sera déçu par ce texte parfois hermétique. Il faut se laisser porter par ce texte et toutes ces scènes qui additionnées engendrent une œuvre forte qui ne laissera pas insensible. Kateb Yacine justifie cette construction par la logique de la mémoire qui elle-même n’est pas linéaire et passe d’un élément à un autre sans qu’il y ait une soumission à la chronologie. Cela peut rappeler aussi la logique des rêves ou des cauchemars.

Le sujet de la colonisation reste un sujet brûlant et ce roman a été écrit en 1966, après les conflits violents que l’on sait. Kateb Yacine fait partie des auteurs qui rappelaient que l’univers des romans de Camus est celui des colons. Cette langue française c’est aussi celle des conquérants ou des dominants. Kateb Yacine renverse la situation en disant que cette langue est à considérer désormais comme un « butin » car les français ont été chassés. Donc cette langue, il se l’approprie, il la travaille tel un poète. Elle est portée par un souffle singulier, celui de cet homme qui évoque un pays tiraillé comme ce polygone qui est une forme géométrique piquante, blessée. L’étoile, c’est Nedjma, figure féminine centrale de son plus célèbre roman. Cette femme apparaît dans ce roman aussi, sorte d’allégorie de l’Algérie, femme belle et séduisante.

Il était écrit dans le Nouvel Observateur que Yacine est « le Rimbaud de la colère noire et de la misère saignée à blanc. » Il est un grand auteur dont la lecture demande de la concentration. Il n’empêche qu’à la fin du roman, le lecteur est habité par plusieurs souvenirs, de multiples impressions et s’interroge sur ce pays meurtri. Le lecteur a l’impression d’avoir survolé ce pays à une époque moderne et d’avoir récolté plusieurs échos. C’est à travers ce prisme varié que se reconstitue le polygone.