Korsakoff
de Alain Van Crugten

critiqué par Sahkti, le 27 août 2004
(Genève - 50 ans)


La note:  étoiles
Perte de mémoire
"Korsakoff" est le troisième roman d’Alain Van Crugten et sa qualité est à souligner. Tout au long du récit, l’auteur tient le lecteur en haleine et ce n’est que dans les dernières lignes que l’intrigue prend fin, après un parcours rondement bien mené.
Un roman belge, bruxellois pourrait-on dire, rythmé et emballant, nous offrant le portrait de personnages étonnants qui vont déambuler tout au long de l’histoire. Plusieurs fois, je me suis demandée si ces gens étaient fous et si oui, quelle était la nature de leur folie, tant ils paraissent parfois étranges. C’est ce qui fait le charme de Korsakoff, cette impression de récit déluré à l’humour ravageur.
Dès le départ, Van Crugten veut faire croire au lecteur que le récit est une autobiographie, ce qui est tout à fait faux. Le héros se nomme Alain Van Cureghem, ressemblance troublante et volontaire alors que tout est inventé, aucune livraison de soi déguisée dans ce récit, tout est pure fiction. C’est une histoire en forme de jeu de piste dans lequel le lecteur erre de rue en ruelle, d’homme en femme, de situation comique à événement plus dramatique. Pas vraiment l’histoire d’une vie, plutôt celle d’un parcours difficile à raconter. Van Crugten y évoque des troubles douloureux de la mémoire : le personnage central se souvient de son enfance et des minutes qui précèdent sa pensée, mais entre les deux, c’est le vide total, il faut constamment recomposer et donc inventer, car le vide fait peur, on remplit comme on peut. Le syndrome de Korsakoff, c’est une maladie terrible et réelle, analysée en profondeur par le psychologue russe Sergueï Korsakoff à la fin du 19e siècle, qui veut que l’on oublie une bonne partie des choses, une certaine forme d’amnésie. Partant de là, Alain Van Crugten écrit l’histoire d’Alain Van Cureghem, atteint du syndrome, et présente cette existence sous une forme drôle et ironique. Il ne se moque pas de son héros, mais les situations dans lesquelles il le place sont tantôt drôles, tantôt piquantes. Alain Van Cureghem est un bel homme roux au visage moucheté de tâches de rousseur. Il est bruxellois, fils d’un fonctionnaire belge et d’une maman polonaise (détail amusant, pendant des années, Van Crugten a été traducteur franco-polonais) et petit-fils d’une veuve corse, irritante comme pas deux, sans parler des grands-parents maternels juifs propriétaires d’un magasin de textile. Alain Van Cureghem a grandi à Woluwe-Saint-Lambert, il entreprend de raconter sa vie, avec des passages croustillants comme celui sur la tare d’être roux ou sur les performances sexuelles de notre narrateur. Le souci, c’est qu’Alain, atteint de Korsakoff, mélange les choses, les oublie et invente beaucoup. Il aurait ainsi, par exemple, participé à l’attentat contre Kennedy ou au meurtre contre Albino Luciani. Le héros fabule, mais est-ce volontaire ? Dans quelle mesure sa maladie n’influence-t-elle pas tout ? C’est une histoire très drôle dans laquelle on éprouve quelques difficultés à faire la part du vrai et du faux et c’est ce qui en fait son génie, cette impossibilité de tracer une limite.
Alain Van Crugten se joue du lecteur et il le fait avec délectation. Pour notre plus grand plaisir, il faut bien l’avouer.

Petite remarque personnelle à propos du choix de la couverture du livre : c’est un tableau d’Egon Schiele, Doppelselbstbildnis, un autoportrait représentant deux personnages dont les têtes se touchent, l’une des deux protégeant l’autre. Belle illustration du contenu de Korsakoff qui raconte la peur de l’abandon d’un homme, faute de mémoire, et la protection dont il s’entoure pour se sentir vivant.
Troublant 7 étoiles

Tout à fait d'accord avec Sahkti.
On est un peu dérouté au début du livre par ce qui semble être une "banale" autobiographie.
Progressivement, on se pose certaines questions et on entre insensiblement dans un récit plus inquiétant.
On a envie de relire le livre après en avoir connu le dénouement pour mieux repérer les indices déposés ça et là par l'auteur.
Une réussite.
Les bruxellois, en plus, y retrouveront leur ville si attachante.

Bernard - - 72 ans - 27 août 2004