Vingt ans et un jour de Jorge Semprún
( Veinte años y un día)
Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone
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Portrait lucide d'une Espagne à la recherche d'elle-même
Juillet 1956, dans le petit village de Quismondo, près de Tolède, les habitants du domaine de la Maestranza s'apprêtent à commémorer le vingtième anniversaire du début de la guerre civile, et l'assassinat en ce jour de juillet 1936 d'un des trois frères propriétaires du domaine: "Cette mort, néanmoins, bien qu'elle fût cause de tout, n'était pas la chose la plus importante. Il y en eut tellement au cours de ces jours-là. Le plus intéressant, c'était ce qui arriva par la suite. Tous les ans, en effet, depuis la fin de la guerre civile, la famille - la veuve et les frères du défunt - organisait une commémoration le 18 juillet. Pas seulement une messe ou quelque chose de ce genre, mais vraiment une authentique cérémonie expiatoire et théâtrale. Les paysans de la propriété devaient reproduire le fameux assassinat: faire semblant de le reproduire, bien entendu. (...) La cérémonie se présentait ni plus ni moins comme une espèce d' « auto sacramental », ces pièces en un acte jouées pour la fête du Saint-Sacrement, en Espagne au XVIIème siècle." Une tradition dont la description, pendant un repas bien arrosé dans un restaurant madrilène, arracha à Ernest Hemingway qui faisait partie des convives un "shit" retentissant. Et je dois dire qu'un commentaire du même ordre m'a traversé l'esprit pendant ma lecture de cette scène inaugurale de "Vingt ans et un jour", tant cet amalgame entre un ordre social durement rétabli à la fin de la guerre et la symbolique chrétienne, ce repli dans la rancoeur, la haine, la culpabilité qui étouffent tout espoir d'une vie meilleure, m'ont paru choquant. C'est l'évocation de la figure d'un christ qui ne se relèverait pas du tombeau à l'aube du troisième jour, laissant ses fidèles figés dans leur bonne conscience et les traîtres piégés par leur culpabilité, pour les siècles des siècles.
Partant de cette scène inaugurale d'une grande force picturale - et la peinture tient une grande place dans ce roman - Jorge Semprun entreprend ensuite de retravailler son tableau, par petites touches. Le récit qui en résulte part dans tous les sens, changeant perpétuellement de point de vue, multipliant les retours en arrière (jusqu'en 1934) et nous entraînant dans le futur (à l'automne 1985). C'est un peu déroutant au premier abord, mais cela dégage finalement un charme envoûtant, qui m'a fait retrouver cette fascination inexplicable que j'avais déjà éprouvée à la lecture de "Adieu, vive clarté".
De retouche en retouche, "Vingt ans et un jour" dresse un portrait lucide et tout en nuances de l'Espagne des années cinquante, qui est encore la proie d'une répression policière vigoureuse mais où la soif de changement (re)commence timidement à se faire jour parmi la jeunesse, très sensible aux chants des sirènes du communisme (au moment même de la publication du rapport officiel de Kroutchev, dénonçant les dérives du Stalinisme) dans un mouvement où l'on voit réunis les enfants des "rouges" de 1936 et une partie de la jeunesse dorée, héritière des vainqueurs. Mais Jorge Semprun nous dépeint aussi une église catholique très présente et partagée entre une aile ultra-conservatrice et une frange plus progressiste, soucieuse d'une plus grande justice sociale, représentée notamment par un des frères du défunt, père jésuite, lecteur de Marx dont il n'hésite pas à introduire frauduleusement les livres dans son pays où ceux-ci sont bien sûr interdits. Et puis, il y a quelques très beaux personnages de femmes, qui tentent de tracer leurs chemins dans ce monde régi par les hommes, un monde où le corps d'une femme ne lui appartient pas mais est la propriété de sa famille, et où la conception qui consiste à ne voir dans le mariage qu'un compromis avec péché et l'irrépressible concupiscence des pauvres humains que nous sommes, prévaut encore... Cela nous vaut d'ailleurs une lecture édifiante de Saint-Augustin, que l'on pourrait sous-titrer "Ou comment tourner autour du pot".
Je n'ai qu'un seul regret au moment de refermer ce livre: que la pirouette narrative de l'avant-dernier chapitre vienne en déforcer quelque peu le propos. Abstraction faite de ces quelques pages, Jorge Semprun nous livre ici un roman magistral et un très beau portrait d'une Espagne qui se cherche encore timidement. Un livre que je ne peux que vous recommander chaleureusement.
NB: Contrairement à "Adieu, vive clarté" ou "Le mort qu'il faut" qui ont été écrits directement en Français, "Vingt ans et un jour" a été écrit en Espagnol et traduit en Français par Serge Mestre.
Les éditions
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Vingt ans et un jour [Texte imprimé], roman Jorge Semprún trad. de l'espagnol par Serge Mestre
de Semprún, Jorge Mestre, Serge (Traducteur)
Gallimard / Du monde entier (Paris)
ISBN : 9782070734825 ; 15,90 € ; 13/05/2004 ; 304 p. ; Broché -
Vingt ans et un jour [Texte imprimé], roman Jorge Semprún,... traduit de l'espagnol par Serge Mestre
de Semprún, Jorge Mestre, Serge (Traducteur)
Gallimard / Collection Folio
ISBN : 9782070336852 ; 9,20 € ; 13/04/2006 ; 413 p. ; Broché
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Les critiques éclairs (1)
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Excellent livre de Jorge Semprun
Critique de Jules (Bruxelles, Inscrit le 1 décembre 2000, 80 ans) - 28 août 2006
J'ai adoré ce livre ! D'accord qu'il met, dès les premières pages, deux hommes que j'apprécie: Ernest Hemingway, d'abord, et Dominguin ensuite.
Il est aussi vrai que je suis intéressé par les livres évoquant la guerre civile d'Espagne. Mais nous avons ici une véritable intrigue qui nous passionne du début à la fin. A cela s'ajoutent des personnages très différents mais tous intéressants.
J'ai également passé de bons moments avec Mercedes Pombo et José Maria lancés dans les interprétations de certains passages de Saint-Augustin sur la chair et la concupiscence.
Bien sûr que ce livre est bien écrit, Semprun n'est pas n'importe qui ! Il est vrai que nous pouvons, par moments, avoir quelques difficultés à savoir à quelle époque nous sommes et il en découle que la lecture de ce livre demande pas mal d'attention. On ne le lit pas comme un San Antonio, c'est évident !
Pour le reste, Fée Carabine a très bien expliqué tout l'intérêt du livre et je ne compte donc pas m'étendre...
Vraiment, un livre à lire !
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