Blackwood
de Michael Farris Smith

critiqué par Poet75, le 8 juillet 2021
(Paris - 68 ans)


La note:  étoiles
L'enfer vert
Au moment d’ouvrir ce roman, nous pouvons déjà nous préparer, ne serait-ce que par ce que suggère le titre, à lire une histoire d’une grande noirceur. Et c’est, en effet, le cas, avec cependant la présence envahissante et tout aussi inquiétante d’une autre couleur, le vert. Car la petite bourgade du nom de Red Bluff, proche du Mississippi, qui sert de cadre au roman, est cernée par un curieux ennemi qui semble vouloir l’engloutir et contre lequel les habitants ne peuvent pas grand-chose. Cet ennemi, c’est le kudzu, une sorte de vigne vierge, une plante invasive qui s’est imposée tout autour de la localité, a étouffé les autres plantes, recouvert les arbres et, même, englouti sous sa voracité une maison à l’abandon.
Bien sûr, le romancier ne manque pas de tirer grand parti d’un tel cadre et il le fait remarquablement, accordant au kudzu le statut d’une impressionnante métaphore désignant la communauté de Red Bluff ou, en tout cas, les quelques habitants dont il y est particulièrement question. On étouffe dans ce pays-là. Et la violence ne demande qu’à y exercer ses sombres gammes. « On sait toi comme moi que cette ville est en train de mourir », dit le shérif Myer à sa femme Hattie.
C’est là que réapparaît, après des années d’absence, un certain Colburn, homme à l’esprit encombré par des souvenirs pesants, en particulier le suicide de son père, un père qui ne l’aimait pas, parce que sa naissance était survenue après la mort accidentelle de son frère aîné. Et quand la mère de Colburn avait dit à son mari qu’elle était à nouveau enceinte, celui-ci avait répondu qu’il ne voulait pas de cet enfant. Or voilà Colburn qui revient sur les lieux où s’est déroulée son enfance de mal-aimé. Et il se plaît à passer du temps avec Celia, la patronne du seul café du village, ce qui n’est pas du goût d’un autre homme, un certain Dixon.
Mais le roman est marqué également par l’arrivée d’un autre groupe de personnes dans ce lieu perdu. Ils sont trois et ne sont jamais désignés autrement que de façon anonyme : l’homme, la femme et le garçon. Ils n’ont pas de nom, ce sont des vagabonds, et l’on fait leur connaissance quand ils sont abordés par le shérif Myer parce que leur Cadillac est tombée en panne. Myer leur permet de passer une nuit à bord du véhicule, tout en leur promettant de venir les dépanner le lendemain. Mais au matin, ils ont disparu, en tout cas momentanément. En vérité, ils se sont installés, si l’on peut dire, du côté de la maison abandonnée, au milieu du kudzu, là où se trouvent également un tunnel et une fosse. Ils hanteront désormais la bourgade, en particulier le garçon que l’on voit poussant un caddie ou mendiant un peu de nourriture. C’est en songeant à eux, à ces vagabonds, que l’auteur a placé en exergue de son roman cette citation de Matthieu 8, 20 : « Les renards ont des terriers, les oiseaux du ciel ont des nids ; mais le Fils de l’homme n’a pas d’endroit où reposer la tête. »
Bientôt, quand disparaissent des enfants et que, malgré les recherches entreprises dans la forêt de kudzu, on ne trouve pas trace d’eux, la tension monte vertigineusement. Colburn est le dernier à les avoir vus vivants. Mais ne faut-il pas s’inquiéter de la présence des vagabonds et, en particulier, du garçon que l’on voit, assez souvent, rôder ? Et le roman progresse inexorablement vers une scène finale vertigineuse, mais aussi, au bout du compte, vers la prise de conscience de ce qui a fait défaut aux uns et aux autres tout au long du récit. Le shérif, par exemple, en est bien conscient : il n’a pas fait ce qu’il aurait dû faire, et il est pris de remords, mais il est trop tard. D’autres paraboles viennent alors à l’esprit, même si elles ne sont pas citées par Michael Farris Smith : celle du riche et du pauvre Lazare, par exemple.