Déshumanité
de Julien Syrac

critiqué par Eric Eliès, le 18 septembre 2021
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Une analyse lucide, brillante et passionnée, de notre Modernité libérale et libertaire, à la lumière du covid
Ce premier essai de Julien Syrac (pseudonyme d’un jeune écrivain d’une trentaine d’années, romancier, poète et traducteur), qui ambitionne ni plus ni moins que dresser le portrait de notre société contemporaine et de notre « déshumanité » dont la crise du covid (ridicule à tant d’égards mais aussi cruellement révélatrice) a dévoilé le nihilisme abyssal, est né d’une colère, chargée de dégoût, qui flamboie à travers l’analyse érudite et savante. Le résultat de cette colère, inspirante et prolifique, est un essai de 840 pages, à la composition singulière en deux parties d’égale longueur mais nettement distinctes, l’une s’interrogeant sur la Modernité occidentale, sur ses croyances, ses paradoxes et ses égarements, et dénouant la complexité de ses racines profondes (en remontant à l’opposition entre la lucidité réaliste de Pascal et la ferveur romantique de Rousseau), et l’autre d’une densité presque charnelle, riche d’anecdotes personnelles et d'instants vécus, et descriptive du parcours de l’auteur en l’an 2020, depuis un voyage en janvier à travers la Bosnie, où la terre et les hommes portent encore les stigmates de la dernière grande guerre européenne, jusqu’aux fêtes de fin d’année à Compiègne, en famille et en masque.

Même si l’essai est très rigoureusement construit et résulte à l’évidence d’un long travail de maturation intellectuelle, l’écriture, souvent véhémente et teintée d’ironie caustique, n’est pas celle de la thèse argumentée. Porté par une évidente volonté de dire au monde contemporain ses « quatre vérités », quitte à parfois lui cracher à la gueule, Julien Syrac se dévoile sans fausse pudeur, avec une sincérité presque indécente qui m’a fait songer à « L’âge d’homme », que Michel Leiris écrivit quand il entra dans la trentaine. L’écriture est engagée et alerte, fougueuse avec des accents d’oralité pleine d’une ironie féroce qui n’a pas peur d’invectiver des icônes idolâtrées (Deleuze, Bourdieu, Foucault, etc.) que l'auteur cherche visiblement à faire tomber de leur piédestal idéologique, mais cette vivacité, qui réserve quelques épisodes franchement désopilants (comme, vers la fin du livre, la galerie des maires italiens haranguant de manière très démonstrative leurs concitoyens en webcam pendant la première vague du covid et abreuvant d’insultes ceux qui ne respectent pas la distanciation !) n’altère pas la profondeur de la réflexion. Au contraire, elle procure un grand plaisir de lecture, presque jubilatoire par moments, mais il sera malheureusement aisé, sur ces 840 pages, aux lecteurs souhaitant faire tort à l’ouvrage, de trouver des phrases ou des citations qui, sorties de leur contexte, suffiront à catégoriser leur auteur comme un « affreux réac » pour clore le débat que ce livre tente d’ouvrir en dressant le tableau critique des grandes idées de la Modernité, pour en montrer, sur les cinq derniers siècles, les évolutions et les orientations qui ont abouti à la société contemporaine.

Il n’est pas possible d’envisager de résumer en quelques lignes cet essai aussi volumineux qu’ambitieux, mais je vais tenter d’esquisser une synthèse des principales idées avancées par l’auteur, qui ne prétend d’ailleurs pas délivrer un message politique ou philosophique mais juste dresser un constat réaliste de la société moderne, à la lumière de la crise du covid.

Pour Julien Syrac, la Modernité se confond avec l’histoire du déclin de l’influence de la religion. Même s’il ne cite pas Marcel Gauchet, la thèse centrale est celle de la « sortie du christianisme », d’où procède la démocratie libérale. Au 16ème siècle, les atrocités des guerres de religion ont révélé la noirceur de la nature humaine, détruit la légitimité des princes et asséché tout espoir en une élévation. Ce pessimisme profond nourrit ce que Syrac appelle la pensée réaliste, qui s'incarne notamment dans l’écrivain dont le regard observe l’homme en ses détails et restitue, objectivement et sans fard, ce qu’il voit et pressent, et, le plus souvent, révèle la mesquinerie et la jalousie tapies dans ses comportements… L’originalité de la méthode de Julien Syrac réside dans ses références et la richesse du support de ses idées : il s’appuie aussi bien sur l’histoire, sur la philosophie, sur la sociologie, sur la politique que sur la littérature et y puise des exemples révélateurs, qui permettent des rapprochements surprenants comme un parallèle entre Saint-Simon, Philip Roth et Michel Houellebecq, présentés comme les observateurs, minutieux et lucides, de leurs contemporains, dont ils méprisent et démasquent les vanités. L'importance, presque le primat, donnée à la littérature, conçue comme une sorte de miroir reflétant l’au-delà des apparences, et aux grands écrivains, qui sont tels les exégètes de la réalité globale d’une société, dans son fonctionnement mais aussi ses fantasmes et ses démons, fait songer à René Girard, qui a puisé dans la littérature les concepts (bouc émissaire, lutte mimétique, etc.) qui lui ont permis d’élaborer une théorie des mécanismes régissant la société réelle. René Girard est d’ailleurs souvent cité dans l’ouvrage, et il ne fait nul doute que Julien Syrac reprend en grande partie sa grille de lecture, qu’il s’agisse des romans ou du monde !

A l’esprit réaliste, Julien Syrac oppose l’esprit romantique, dont la figure tutélaire est Jean-Jacques Rousseau. Les guerres de religion ayant mis Dieu au ban des hommes, c’est l’Homme qui désormais incarnera l’espoir des hommes. L’essence de l’homme n’est pas la créature pitoyable et égarée, au « moi haïssable », décrite par Pascal. L’homme n’est ainsi que parce que la société des hommes l’empêche d’être lui-même. En conséquence, l’objectif, à la fois philosophique et politique, de Rousseau est de penser les conditions sociales qui permettront à l’homme de progresser vers la plénitude, d’être pleinement « Je », un individu libre et autonome. Julien Syrac souligne avec force la clairvoyance de Rousseau mais martèle également que le drame de la Modernité réside dans la solution proposée par Rousseau, à savoir la théorie du contrat. Le contrat social, passé entre la multitude des « Je », aboutit à un « Nous » incapable de penser « l’Autre ». Syrac décortique la pensée de Rousseau avec les outils analytiques de Girard (la rivalité mimétique, le bouc émissaire, etc.) et dresse un constat accablant sur la tendance au totalitarisme du progressisme et de la société du contrat (ce qu'avait aussi montré Bernard Henri Lévy dans La barbarie à visage humain), qui cherche à fonder le pouvoir souverain sur la volonté générale, qui délégitime toute voix et toute pensée minoritaire. Il y a un paradoxe, au cœur du mal-être de la société contemporaine, car le « Je », que Rousseau voulait libérer, est voué à s’anéantir dans le « Nous ». Pour cette raison, Rousseau n’aime pas la liberté d’expression des artistes et des poètes, qui ne se coule pas dans le moule de la volonté générale. Au contraire, cette exaltation du « Nous » trouve son apogée dans le « citoyen-soldat », dans la levée en masse d’un peuple qui s’identifie au pouvoir suzerain au point de ne plus distinguer entre le peuple et l’Etat. C’est l’Etat-nation moderne, dont le berceau est Valmy. Goethe, qui était présent aux côtés du duc de Saxe, en a eu l’immédiate intuition, puis Hegel pour qui la volonté générale est le moteur de l’Histoire, faisant (même chaotiquement) progresser l’Humanité vers l’accomplissement de son destin et l’épanouissement de ses facultés. Le romantisme est une mystique de la liberté et du devenir.

La première partie de « Déshumanité » vise essentiellement à démontrer que cette idéologie, presque une foi fondée sur le dogme d’un contrat passé entre des hommes libres et égaux, est la source de nos malheurs car elle repose sur des principes abstraits dont la concrétisation, dans la matière humaine, n’est qu’un vague reflet de l’idéal qui les porte… Ainsi, la « liberté » abstraite inspire des libertés concrètes (de penser, de faire, d’entreprendre, etc.) qui, sous l’apparence aimable de la démocratie libérale (son aboutissement logique), transforme inéluctablement le « contrat social » en simple lien transactionnel entre individus. L’Etat n’assure plus qu’un rôle de management et de gestion des échanges entre individus, qu’il encadre en produisant du Droit, i.e. des normes, de plus en plus subtiles et complexes au fur et à mesure que la société s’atomise, dont l’objectif est toujours de faciliter la libération des échanges. La liberté devient sa propre finalité : toutes les potentialités et tous les possibles doivent s’exprimer. Au culte du progrès se substitue l’amour frénétique du changement et de la nouveauté, quitte à ce que, dans le fond, la nouveauté n’apporte rien de neuf, ce qu’incarne parfaitement la mode ou l’art contemporain… En parallèle, la transaction étant devenu la règle universelle, tout est devenu capital d’échange. Libéralisme et capitalisme se confondent. Au-delà du Capital disséqué par Marx, le capital se décline désormais en de multiples composantes comme, par exemple, le « capital humain » de Becker et le « capital culturel » théorisé par Bourdieu (dont Julien Syrac ne cache pas tout le mal qu’il en pense !). Le capitalisme a ainsi envahi tous les domaines de la vie sociale et privée, jusque dans ses plus intimes composantes, et singulièrement la sexualité dont Julien Syrac met en exergue le rôle moteur car l’évolution libérale de la société s’affirme de plus en plus comme un processus de libération de la sexualité. Il est d’ailleurs frappant que Bretton Woods, qui marque l’émancipation de la monnaie par rapport à l’étalon-or, lui permettant de devenir une valeur d’échange abstraite acquérant une sorte d’existence autonome dans la finance, soit presque concomitant de Woodstock, comme si les valeurs libertaires des révoltes étudiantes avaient porté la libéralisation de l’économie…

En quelques décennies, sous l’impulsion d’économistes comme Milton Friedman ou Frederich Hayek qui ont accéléré la mutation libérale des années 70/80, le capitalisme a tout annexé, jusqu’aux lieux les plus secret de nos existences. La sexualité, l’acte le plus intime entre deux êtres, a engendré un immense marché, très rentable : pornographie, sex-toys (Julien Syrac, qui semble bien connaître l’underground, raconte de manière assez drôle comment un de ses amis a amassé une petite fortune dans le commerce des godemichés !), sites gratuits ou payants de rencontres (dont Tinder est le modèle) et sites de rencontres tarifées (librement accessibles en deux clics sur internet), etc. L’Art, autrefois expression intime et personnelle d’un rapport au monde, est lui aussi devenu un marché où, désormais, la valeur d’une œuvre se mesure à sa valeur sur le marché de l’art, où les collectionneurs spéculent sur un artiste ou s’entichent de son nom comme d’une marque de luxe. Le capitalisme s’apparente donc à la fin de l’Histoire car rien ne lui a résisté. Pas même l’opposition au capitalisme ! Che Guevara, icône révolutionnaire, n’est plus qu’une image marketing qui enrichit les capitalistes commercialisant posters et tee-shirt à son effigie…

C’est sur le marché que tout s’évalue, s’acquiert et s’échange. Ce faisant, le lien consubstantiel entre l’Etat, dont les pouvoirs s’érodent, et la Nation, qui s’atomise en communautés et en individus, se délite inexorablement. Ce lien n’était en réalité que purement théorique (sauf en de rares circonstances historiques) mais chaque grande guerre, où le citoyen-soldat était prêt à mourir pour la patrie, lui donnait un semblant d’existence concrète, entretenant l’illusion. Or, depuis la seconde guerre mondiale, la guerre a été entravée par la dissuasion nucléaire, provoquant la disparition progressive de l’Etat-nation, qui ne peut plus se revivifier. Au lien charnel entre le peuple et le souverain, s’est substitué une forme de gestion administrative des rapports entre des individus libres, marquée par une défiance, qui semble paradoxale en démocratie, envers le peuple, ce que reflète d'ailleurs l'opprobre sur les courants politiques dits « populistes ». L’Etat a tenté de maintenir son rôle protecteur, non plus à travers la guerre pour défendre des intérêts collectifs et nationaux, mais en tant qu’Etat-Providence assurant des prestations d’aide et d’assistance au nom de la solidarité nationale. A son tour, l’Etat-Providence périclite car il n’a plus les moyens de son ambition. Il se contente désormais d’afficher une posture et d’organiser le transfert de ses prérogatives vers le marché qui, supposé capable d’ordonner la société de manière plus fluide et plus juste, devient la vraie source de normes et de légitimité. Pour Julien Syrac, le cas de la France est un exemple frappant de la déliquescence de cet idéal, hérité de la Résistance, que le capitalisme a rendu impossible et a finalement vidé de toute substance.

Les relations humaines s’établissant sur le modèle de l’échange marchand, il y a désormais identité entre le « contractuel » et le « juste ». L’Etat n’est donc plus qu’une machine à produire du Droit pour encadrer les contrats passés entre individus… L’individu cesse d’être un citoyen : il clame son individualité, revendique sa singularité et s’affirme, contre les autres individus, en considérant, de plus en plus, que l’Etat est à son service pour favoriser l’expression de sa liberté individuelle. L’Etat légifère donc à tour de bras pour défendre la liberté individuelle, promouvoir les minorités, etc. tout en essayant de maintenir l’égalité entre les individus (car la « liberté » et « l’égalité » sont en partie antagonistes : l’égalité ne peut être maintenue qu’en contenant la liberté individuelle dans certaines limites). Le libéralisme conduit au triomphe de l’individualisme, où chacun prétend à être libre de ce qu’il fait et de ce qu’il est. Mais, faute de substance et de densité, la plupart des individus s’affirme non par leurs qualités propres mais par la revendication – fondamentalement narcissique - de leurs différences avec les autres individus (je suis moi parce que je ne suis pas comme toi). Ce combat a des résonances communautaires extrêmement fortes dans les sociétés occidentales, qui ne sont toujours pas remises de la prise de conscience d’avoir été les bourreaux de leurs minorités. La Shoah a constitué un choc traumatique, que la civilisation occidentale continue à expier en s’accusant de tous les maux alors qu’elle n’a jamais été aussi ouverte et tolérante. Cette faute engendre un devoir de repentance : notre société est obsédée par la réparation de ses torts historiques. Les luttes s’amalgament. Ainsi, Julien Syrac (avec des mots à mon goût trop condescendants et teintés de mépris sarcastique car, même si les porte-paroles ne sont pas toujours à la hauteur des enjeux, la discrimination des femmes et l'impact nocif des activités humaines sur la biodiversité, le climat, etc. sont bien réels) souligne la convergence du féminisme militant et de l’écologie militante, porté par un discours qui identifie la Terre à Gaïa, à la Terre-Mère, etc. et l’écologie à la défense de la Nature (féminine et innocente, qu’incarne idéalement la jeune Greta Thunberg) violée par l’industrie et souillée par la pollution (violence du pouvoir masculin).

Notre époque est celle des revendications communautaires (mouvements black, féministes, etc. que Julien Syrac identifie à un sectarisme et condamne avec des termes parfois très durs) et identitaires, particulièrement fortes dans le domaine de la sexualité où les nuances semblent se décliner à l’infini dans la mouvance LGBT+. Avec une grande insistance (la question occupe plusieurs dizaines de pages), Julien Syrac décrit le traumatisme du sida, qui a provoqué la déroute des militants de la liberté sexuelle, et le combat actuel des fiertés LGBT qui constitue l’aboutissement de la « Liberté » érigée en dogme métaphysique, où la volonté de l’émancipation devient mystique de la transgression. Citant Emmanuelle Coste (présidente d’Act-Up de 1999 à 2001), il montre que le but de la lutte contre les discriminations (dont Julien Syrac reconnaît et soutient la légitimité) est la « dénonciation de la norme, de ce qui devrait décider de ce qui est bien, de ce qui est mal, de si nos vies sont correctes ou pas ». Ce faisant, c’est toujours le libéralisme qui gagne car la fluidité, l’abolition des normes, etc. sont les leviers du capitalisme. L’exemple, détaillé par Julien Syrac, d’Erika Lust (auto-proclamée réalisatrice militante du plaisir féminin) est assez probant : sous couvert de promouvoir la liberté sexuelle des femmes, elle filme et diffuse, peut-être même sans s’en rendre compte, du porno (payant sur internet) dans ce qu’il a de plus commercial et phallocrate. Pour Julien Syrac, qui cite principalement Philip Roth et Michel Houellebecq, la combinaison du féminisme et du libéralisme comble, paradoxalement, tous les rêves du mâle libertin et/ou de la brute phallocrate… Tout change, mais rien ne change ! A terme, l'affaiblissement de l'Etat face aux revendications communautaires et individuelles engendre un autre danger qu'engraisser les capitalistes : il favorise également, via les contrats directs, les réseaux locaux et les arrangements illégaux. La vie politique est de plus en plus gangrénée par le clientélisme. Syrac, qui a grandi à Compiègne, près de Paris, et vit entre l'Allemagne (il réside à Berlin), la France et l'Italie (sa compagne est originaire de Sicile), décrit longuement la situation des villes qu'il connaît et l'essor des trafics. Le libéralisme et la finance sont profondément mafieux ! Et encore Julien Syrac omet d'évoquer les crypto-monnaies, monnaies virtuelles et non contrôlées pour le plus grand bonheur des criminels en tous genres ! Quand on voit que le bitcoin commence à être reconnu comme monnaie par certains Etats et que Facebook travaille à son propre projet de monnaie, on ne peut qu'être inquiet..

Internet, dominé par les mastodontes capitalistes de la Silicon Valley, est devenu un outil majeur de la libéralisation de l’économie et des mœurs, en détruisant la vie sociale. Avec une amertume qui rejoint celle d’Umberto Eco (qui déplorait qu’internet avait permis à tous les idiots nuisibles d’acquérir une audience), Julien Syrac, qui (né en 1989) est pourtant un enfant de la génération internet, n’a pas de mots assez durs pour dire tout le mal qu’il pense de Twitter, de Facebook, etc… (exception faite de Wikipédia, la plus belle oeuvre d'internet) et de cette grande horizontalité rhizomique où tout est mis au même niveau, dans un brouhaha de voix confuses où tout est mesquin, insignifiant et haineux, support d’un individualisme forcené et caché, pour maximiser les profits financiers, sous l’apparence trompeuse de la communauté, des amis, des like, du partage, de la liberté, etc., vocabulaire d’une novlangue (aussi hypocrite et jargonnante que le langage des économistes dont Syrac reproduit quelques extraits édifiants) qui signifie exactement l’inverse de ce qu’elle exprime : contrôle, manipulation, censure, enfermement, solitude, illusion des apparences (beauté, santé, argent, etc. - malheur aux laids, aux malades, aux vieux, aux pauvres !), désinformation, propagande (facilitée par le Réseau lui-même, via ses algorithmes), etc. Pour lutter contre les effets désastreux des réseaux sociaux, le gouvernement a voté une "loi contre les contenus haineux sur internet" mais, au lieu de s'attaquer à l'asocialité du Réseau ou aux contenus nauséabonds, il s'est attaqué à la liberté d'expression elle-même, ajoutant de la censure à la censure, en ciblant par exemple tous ceux (y compris des médecins) qui ont critiqué la gestion gouvernementale de la crise sanitaire.

Je pourrai poursuivre longuement, tant la matière du livre est riche, mais ma présentation est déjà bien longue alors que le covid, qui avait pourtant motivé l’essai, n’a pas encore été abordé. Pourquoi ce livre se dit-il inspiré par la crise sanitaire ? Pour Julien Syrac, la pandémie, considérée en tant qu’évènement historique, est un presque rien (il y a eu et il y aura encore des virus) mais, plus que toute autre crise, elle a dévoilé, par le contraste entre son insignifiance même et notre sidération planétaire, les faillites de notre organisation sociale et les déroutes de nos vies individuelles, asservies à un système d’économie libérale incapable de leur donner du sens. Nous avons cru que le capitalisme libéral nous offrirait le bonheur en nous procurant le confort matériel et nous avons érigé la liberté individuelle en dogme absolu, jusqu'à exacerber l’individualisme. Grâce à internet, le capitalisme achève la mise en réseau permanente de tous les individus pour permettre l'universalisation du lien transactionnel direct entre individus, ce que certains ont appelé l'uberisation du travail. Les gouvernants, en imposant le « confinement », la « distanciation » et les gestes « barrière » (notamment le masque), ont soudain concrétisé ce fonctionnement profondément asocial de la société, nous donnant à voir le néant de nos existences. C'est la grande leçon du covid ! Il y a, dans la seconde partie, plein de raccourcis un peu faciles et caricaturaux, anti-gouvernement et anti-Macron (en ciblant notamment sa posture de "chef de guerre" et le ton grandiloquent de sa communication de crise), plein de remarques perfides sur les erreurs commises et l'absurdité grotesque d'une guerre déclarée à un virus, une sorte d'exaltation (assez naïvement romantique !) de la contestation (sans occulter les défauts du documentaire Hold-Up, il dénonce la cabale contre la vision alternative qu'il propose) et de la rébellion contre les consignes du gouvernement, souvent très drôle (comme cette discussion avec des Marseillais, sur une aire d'autoroute, pour faire l'éloge du Pr Raoult) tout en se moquant de la fumisterie démagogique d'apprentis révolutionnaires appelant à la guerre contre les nantis (qui n'avaient pas attendu le covid pour jouir de leurs privilèges) ayant profité de leur résidence secondaire pour se confiner à la campagne... mais l'essentiel me semble résider ailleurs, dans les descriptions (parfois hilarantes) de retrouvailles ou de sorties, dans la distanciation et la suspicion, plus ou moins sous contrôle policier (comme si les gens étaient des enfants à protéger ou de sales gosses à surveiller), de discussions sur la situation d'amis ou de parents éloignés, ou de journées de confinement à la maison, en télétravail ou devant la télévision ou sur les réseaux sociaux, comme une démonstration de notre immersion croissante dans une télévie abstraite qui abolit la vie privée, ou plutôt la transforme en données commerciales. Nous ne serons bientôt plus des êtres humains, capables de solidarité, d'amitié et de charité mais des consommateurs et des produits, offerts en pâture au marché... Ce que démontre brillamment Julien Syrac, en dévoilant les clauses implicites du « contrat social », c’est que l’idéologie romantique du progrès (c'est à dire l'illusion que l'Histoire accomplit le destin messianique de l'Humanité) constitue une croyance, presque une nouvelle religion, qui nous conduit au désastre en nous aveuglant idéologiquement sur la réalité de notre condition. La théorie du contrat produit du Droit mais, contrairement à la religion, le Droit ne fonde pas une éthique et ne permet pas de donner du sens à la vie réelle. Nous sommes perdus, déracinés et de plus en plus solitaires…

Face au spectacle des gens confinés chez eux, des rues désertes, des cafés fermés, etc. (qui a fortement impressionné l'auteur quand il était en Italie, pays de la convivialité, dont est originaire sa compagne), Julien Syrac dresse un parallèle avec ses souvenirs de Bosnie, en se remémorant une longue discussion avec un vieux bosniaque qui lui avait dit que la guerre civile était née du vide : les communautés s'étaient isolées, puis séparées et, dans ce vide, un gaz invisible s'était accumulé, prêt à exploser à la moindre étincelle. Le covid n’est que le révélateur qui a démasqué le vide et l’absurdité de nos vies engluées dans l’abstraction des marchés, des contrats et du Réseau. Et pour surmonter notre désarroi d'être humain, nous rêvons d'une libération ultime, qui nous affranchirait des limites humaines en épanouissant toutes nos facultés dans la transhumanité, ultime avatar de la mystique de la transgression déjà à l'oeuvre dans la sexualité (Syrac accorde une grande importance à la place du transexuel dans la société, à sa condition presque sacrée de victime absolue et à son désir "angélique" de corriger la nature). Nous avons besoin de démystifier notre foi aveugle dans le progressisme et dans le libéralisme et de revenir au réel, qui sinon risque fort, un jour prochain, de se rappeler à nous avec violence. Syrac cite Lorenz, soulignant l'importance du lien social, de l'amour et de l'amitié pour endiguer le potentiel d'agression, et Houellebecq, écrivain qu'il aime et admire le plus ; il ne cite pas Rimbaud (de même qu’il ne cite pas Marcel Gauchet et José Ortéga y Gasset, qui me semblent pourtant très proches de sa pensée) mais c’était aussi la mission que Rimbaud assignait à la poésie : « Etreindre le réel ».

L’esprit réaliste est au cœur de l’ouvrage. Citant quelques auteurs qui incarnent pour lui l’esprit réaliste dans ce qu’il a de plus profond et subtil (Saint-Simon, Balzac, Dostoïevski, Flaubert, Proust, Céline, Roth et Houellebecq), Julien Syrac nous montre, en s’appuyant sur René Girard et sur Denis de Rougemont, que certains grands écrivains, notamment des romanciers (genre dont la crise démontre aussi notre difficulté à accepter de voir les choses dans le miroir de la littérature), avaient déjà eu pleinement conscience que « le libéralisme romantique est le père du nihilisme destructeur » (René Girard) et que l’émancipation de l’individu, virant à l’hystérie des passions individuelles, mènerait vers un fanatisme idéologique et vers un suicide collectif… Néanmoins, malgré son titre et son ton un peu désespérés, cet essai n’est pas désespérant. Au contraire, il y a beaucoup d’humour, parfois subtil parfois potache, et on se surprend à sourire et même à rire, un peu comme chez Cioran, de formulations pleines d’ironie sarcastique et aussi pleines de vie ! La deuxième partie est riche d’anecdotes vécues, racontées avec autant de verve que de franchise, et je pense que ses amis et connaissances auront parfois un sourire gêné…

"Déshumanité" apparaît, surtout dans cette deuxième partie qui a une épaisseur quasi charnelle, comme le livre d'un homme, et même d'un jeune homme, dans sa complexité et sa densité humaines et non comme la prise de position intellectuelle d'un écrivain brillant affichant une volonté de contestation. Julien Syrac (dont il est important de souligner qu'il croit au progrès, c'est-à-dire qu'il croit que la volonté peut et doit améliorer la condition humaine, mais refuse le "progressisme" en tant que dogme) n'est pas un de ces multiples contempteurs de l'évolution sociétale qui dénoncent la décadence de la civilisation à longueur de tribunes ou d'essais plus ou moins pamphlétaires. Malgré son style très engagé et iconoclaste, qu'une lecture sommaire pourrait faussement assimiler à une forme de pamphlet (l’auteur n’a pas peur de dire tout le mal, voire le mépris, que lui inspirent certaines idoles idéologiques ou certains de ses contemporains, et sa description d’un plateau de La Grande Librairie, pleine d’ironie mordante, lui vaudra certainement quelques inimitiés ! On peut malgré tout regretter quelques formules un peu trop péremptoires, et quelques attaques un peu trop ciblées, sur des auteurs et des "autrices", comme si l'auteur ne pouvait réfréner une envie de provoquer, ce qu'on attribuera à la fougue et l'arrogance de la jeunesse...), ce livre s’avère avant tout un plaidoyer pour un humanisme réaliste et lucide, empli de chaleur humaine. La scène où Julien Syrac décrit sa douleur, et aussi celle de sa compagne, en voyant dans la rue, à la sortie du train qui les a déposés à la Gare du Nord, un clochard se tasser dans un coin de porte cochère pour manger en cachette un reste de sandwich qu’il vient de ramasser dans le caniveau, au milieu des ordures et des mégots, est poignante. Elle illustre parfaitement la « déshumanité » d’une société capable d’engendrer une telle misère humaine et de la tolérer, au quotidien, sans même chercher à y apporter remède, comme si l’individualisme et l’obsession des standards économiques avaient tué toute bonté…