Toute ma vie Tome 2 - Journal intégral 1940-1945 de Julien Green

Toute ma vie Tome 2 - Journal intégral 1940-1945 de Julien Green

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Poet75, le 24 octobre 2021 (Paris, Inscrit le 13 janvier 2006, 68 ans)
La note : 9 étoiles
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Deux hommes en un

Depuis sa mort en 1998, Julien Green semble avoir rejoint le purgatoire des écrivains. Un lieu qui, par définition, ne retient pas pour toujours ses résidents mais qui peut cependant les y garder longtemps, très longtemps. Certes, la parution du premier volume du Journal Intégral du grand écrivain, dont le texte était resté, en grande partie, inédit, a provoqué, lors de sa parution en 2019, quelques frémissements étonnés, si ce n’est scandalisés ou même moqueurs. Quoi ! Ce romancier à qui l’on accolait si volontiers l’étiquette de catholique avait mené, pendant des années, une vie de plaisir effrénée, insatiable, qu’il décrivait abondamment et au moyen des termes les plus directs, les plus crus ! On pouvait être éberlué, on pouvait même se gausser, mais prenait-on vraiment en compte la vérité d’un homme, de cet homme, Julien Green. Ne percevait-on pas que, même au plus fort de la recherche immodérée des plaisirs avec des quantités d’hommes de rencontre, il demeurait un espace pour une autre quête, plus intime, plus secrète, et, durant les années que couvrait le premier volume, presque totalement enfouie sous des apparences d’une vie consacrée à la sensualité ? Pourtant, déjà, à la fin de ce premier volume, comme je l’avais fait remarquer dans le long article que j’avais fait paraître sur mon blog, l’on pressentait, l’on devinait, si l’on était attentif, qu’une autre aspiration demeurait au profond de l’homme, comme une étincelle qui n’avait pas besoin de grand-chose pour devenir un feu.
Or, précisément, la parution récente de ce deuxième volume, qui couvre les années de guerre (1940-1945), parution, je le constate, qui n’a pas été accompagnée de beaucoup de commentaires comme ce fut le cas pour le premier tome, propose une tout autre approche de l’homme Julien Green, au point qu’on pourrait se demander, à la lecture d’un grand nombre de pages, si l’on a affaire à la même personne. Le ton change radicalement, les préoccupations ne sont plus les mêmes, l’heure est à la tristesse, au désenchantement, à la solitude, parfois au découragement, mais aussi à l’homme épris de recherche spirituelle, amoureux de Dieu. C’est en janvier 1939, comme il le raconte à la date du 28 février 1941, que Julien Green, influencé par des lectures (Catherine de Gênes) et un entretien avec Jacques Maritain, entame un chemin de conversion, chemin qui se renforce au fil des années, particulièrement durant les années qu’il passe aux Etats-Unis où, avec sa sœur Anne, il est accueilli par une cousine. Robert de Saint-Jean, l’homme dont Julien Green est épris, celui pour qui il n’a pas de mots assez tendres, est présent également, mais de manière épisodique.
Aux Etats-Unis, lui qui pourtant a la nationalité de ce pays, Julien Green se considère comme un exilé. Pour lui, le seul pays où l’on peut vivre comme il faut, c’est la France. Il ne rêve que de retourner à Paris et, bientôt, contribue, à sa manière, aux moyens d’articles diffusés à la radio, à l’effort de guerre de ce temps-là, et bien plus encore lorsque les Etats-Unis eux-mêmes se lancent dans la bataille. Julien Green alors s’engage, tout en ne se sentant guère à sa place sous l’uniforme (il le quittera dès qu’il lui sera possible de le faire, mais sans renoncer à ses engagements). Dans un monde à feu et à sang, loin de la ville qu’il aime par-dessus tout, exilé dans un pays marqué par le puritanisme, le Journal se fait très discret sur tout ce qui touche à la sexualité et laisse même entendre que, pendant de longues périodes, son auteur parvient à rester parfaitement chaste. Dans le même temps, il traverse une profonde expérience spirituelle dont on ne peut douter qu’elle est parfaitement authentique et sincère, même si elle se caractérise par des ambiguïtés. On a le sentiment, en effet, que, dans un monde où tout paraît instable, aux yeux de Julien Green, qui ne se sent pas du tout un homme de son époque, seule l’Eglise reste immuable. « L’Eglise offre un refuge hors du temps », écrit-il le 11 novembre 1940. C’est là, sans nul doute, une perception fausse, erronée, de ce qu’est réellement l’Eglise, mais c’est celle à laquelle il se raccroche, en ces années-là, pour ne pas sombrer.
Quel contraste, de ce fait, avec le premier volume du Journal Intégral ! Là où abondait les récits d’aventures sexuelles parfois sordides, il n’est plus question, à de nombreuses reprises, que de lectures pieuses, d’entretiens à caractère spirituel avec des prêtres, des religieux (en particulier le Père Couturier), des laïcs (Maritain), des messes et des communions, etc. C’est tout juste si l’auteur ne verse pas, parfois, dans la bondieuserie pure et simple avec son cortège de scrupules dommageables ! Ainsi le 27 février 1945 où Julien Green se croit tenu de demander à un religieux la permission de lire des livres d’exégèse protestante (mis à l’index) ! Pour un homme si attaché à la liberté, cela ressemble à une piètre régression.
Mais l’on aurait tort de résumer ce volume 2 du Journal Intégral à ce seul aspect. En vérité, le combat demeure et Julien Green ressent durement les privations qu’il s’impose. Le 1er mars 1945, il écrit même que « la privation de plaisirs sexuels a des effets qui ressemblent aux symptômes d’une maladie nerveuse ou mentale. » D’autre part, il se rend compte qu’il ne sert pas forcément à grand-chose de multiplier les lectures pieuses : « J’ai lu tant de livres sur la prière, écrit-il le 1er mai 1945, et je ne sais pas prier. »
Et puis, pour finir, quelque chose change à nouveau à la fin de ce volume. Quand Julien Green peut enfin prendre le bateau pour revenir en France, lui qui avait tant souffert de son exil et soupiré après cette heure-là est malheureux. C’est que, depuis quelques mois, il est amoureux d’un jeune Américain prénommé Wilbur. Et de devoir le quitter représente pour lui un déchirement tel qu’il en souffre atrocement. Au point qu’il songe, durant quelques jours, à se suicider.
Enfin, de retour dans la capitale, alors qu’il retrouve Gide, Cocteau et bien d’autres, c’est, semble-t-il, l’homme sensuel qui reprend le dessus. Et voilà que le Journal retrouve des accents qu’il avait perdus pendant les années d’exil en Amérique ! A nouveau, Julien Green relate des aventures sensuelles. Il en parle comme d’une « tempête sensuelle ». A trop avoir voulu brider cet homme-là aux Etats-Unis (jusqu’à la rencontre avec Wilbur), le voilà qui se réveille, se rebelle et prouve qu’il est encore vigoureux. Il y a décidément deux hommes en Julien Green : l’un qui adore la beauté humaine et sa possession, l’autre qui est sincèrement amoureux du Christ et qui voudrait lui consacrer sa vie. Mais comment concilier ces deux hommes-là ? Tantôt c’est l’un qui l’emporte, tantôt c’est l’autre. La suite du Journal Intégral nous dira comment se poursuit ce combat.

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