La Solitude d'un homme de al-Mutanabbï

La Solitude d'un homme de al-Mutanabbï

Catégorie(s) : Littérature => Arabe , Théâtre et Poésie => Poésie

Critiqué par Eric Eliès, le 14 novembre 2021 (Inscrit le 22 décembre 2011, 50 ans)
La note : 8 étoiles
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Un classique de la poésie arabe médiévale

Il ne faut pas lire cette anthologie des poèmes d’Ahmad Abil al-Husayn Abu Tayyib, plus connu comme al-Mutanabbi (et je continuerai à l’appeler ainsi dans la suite de la note !), poète arabe du Xème siècle, à l’aune de nos valeurs modernes. De prime abord, ce poète, considéré comme un maître de la langue arabe, est insupportable d’orgueil et de vanité, ne cessant de faire l’éloge de sa personne à travers des hommages rendus aux puissants, ou de conspuer tous ceux qui rechignent à l’aduler…

Ci-dessous, un petit florilège de citations attestant que le poète, qui aimait guerroyer et maniait aussi le sabre, avait plutôt une haute estime de lui-même et beaucoup de mépris pour ses contemporains !

[songeant à son art] : Ma poésie fait courir ceux qui ne peuvent marcher, et ceux qui n’ont jamais chanté, en l’entendent, gazouillent ! Néglige toute autre voix que la mienne. Je suis la voix originelle, les autres n’en sont que l’écho ! (…) Si grande est ma poésie que les aveugles en voient la lumière. Mon verbe est si puissant que les sourds peuvent l’entendre !

[songeant aux autres poètes] : Ils s‘épuisent, ces petits poètes, à vouloir se hisser jusqu’à moi. Comme des singes qui veulent imiter l’homme mais à qui manque la parole.

[songeant à ses contemporains] : J’en veux à ce Temps pour les hommes petits qu’ils engendrent Le plus savant d’entre eux n’est qu’un imbécile, le plus ferme un sot.

[songeant à ses ennemis] : La terreur que j’inspire est si grande que si j’étais de l’eau, ceux qui auraient soif mourraient plutôt que de boire, et ils auraient si peur de me voir, même en songe, qu’ils s’empêcheraient de dormir

La longue préface du traducteur, Jean-Jacques Schmidt, qui avoue une grande admiration pour al-Mutanabbi, permet de resituer les poèmes dans leur contexte et de mieux les apprécier. Al-Mutanabbi naquit en 915, à Koufa (ville d’Irak). A cette époque, le califat abbasside était entré en décadence et le pouvoir s’émiettait entre diverses dynasties et familles tenant régions et villes. Le pouvoir politique des Arabes (dont les conquêtes s'étendaient jusqu'en Espagne) reculait également devant l’influence perse chiite. Paradoxalement, cette fragmentation du pouvoir politique favorisa l’essor des arts et des sciences car les différentes cours, dont la plus belle et la plus raffinée était alors Bagdad (l’une des plus grandes villes du monde à l’époque, peuplée d’un million d’habitants), rivalisaient d’efforts pour attirer les artistes et les savants. Bien que né dans une famille très pauvre, le talent d’orateur d’al-Mutanabbi fut très tôt remarqué et lui valut, très rapidement, d’être recherché par les princes, tous désireux qu’il chante leurs prouesses et immortalise leur nom dans des vers éternels. Avoir un tel poète à sa cour était un signe de prestige. Al-Mutanabbi, peut-être grisé par les richesses et les louanges, semble avoir été, toute sa vie, en quête d’une revanche sur sa naissance. Homme au caractère ombrageux, imbu de ses qualités, il ambitionna d’incarner le renouveau de la puissance arabe, par la plume mais aussi – et surtout - par le sabre :

Si ma langue fait de moi un poète, mon coeur, lui, est un coeur de roi !

On me dit : pourquoi erres-tu ainsi de ville en ville ? Que cherches-tu ? Ce que je cherche est trop sublime pour avoir un nom ! / Je ne compte que sur mon sabre et j’en frappe, sans merci, mes ennemis ! / Je suis d’une race dont les âmes préfèrent la mort au combat à la vie dans des corps faits d’os et de chair !

Il ne cessa de réclamer des princes d’être traité en seigneur, avec remise d’un fief, ou en prophète, ce qui lui valut son surnom (al-Mutanabbi signifie « le prétendu prophète ») ainsi que des jalousies et des haines tenaces de la part des autres courtisans, et même des princes eux-mêmes, que son attitude finissait sans doute par irriter. C’est ce qui arriva avec Seif Ed Dawla, prince d’Alep, dont Al-Mutanabbi fut pourtant longtemps très proche et qu’il célébra avec emphase. Lorsqu’il n’était plus bienvenu, Al-Mutanabbi retournait alors sa lyre contre les princes et les invectivait par de violentes satires, parfois très insultantes comme celle adressée à Kafur, qui gouvernait l’Egypte, pays que Al-Mutanabbi avait rejoint en fuyant Alep. Dans cette satire, le poète (qui avait pourtant été accueilli avec faste et honneurs) se moque violemment de la peau noire et des origines de Kafur, qui était un nubien et un ancien esclave eunuque, dont l’intelligence et le courage avaient été remarquées par les Abassides.

Que de choses cocasses, en Egypte ! Mais risibles à faire pleurer.
L’eunuque est devenu l’imam et le protecteur des esclaves. L’homme libre est asservi et c’est aux esclaves qu’on obéit.
N’attends rien de bon d’un homme sur la tête de qui la main d’un vendeur d’esclaves s’est posée. / Il ne tient pas ses promesses et fait mine d’oublier ce qu’il a dit la veille. / On peut atteindre un rang plus élevé que celui qu’on mérite mais on ne peut transcender sa nature.
J’ai peine à imaginer que les hommes bien nés aient disparu ni qu’il existe des êtres tels que lui / ni ce que ce nègre aux lèvres énormes soit entouré de tous ces gens pleins de veulerie et de bassesse

La plupart des poèmes présentés dans cette anthologie sont des poèmes de courtisan, conçus pour une déclamation publique afin de célébrer un prince et sa famille ou de les calomnier durement, presque à les insulter. Néanmoins, si la poésie d’Al-Mutabanni n’était que cela, elle serait sans aucun doute tombée dans l’oubli or elle parvient à émouvoir encore aujourd’hui. En effet, dans tous les poèmes affleure la douleur d’un double sentiment d’échec et de solitude existentielle. Même s’il connut l’opulence et le luxe des palais, il semble avoir toujours gardé un cœur nomade, rêvant d’ailleurs et du désert, dans un perpétuel exil comme s’il n’était nulle part à sa place sur la Terre (ce qui m’évoque un peu la déréliction de Baudelaire). Le poète, se sentant partout incompris, en permanence en butte à l’injustice, s’interroge sur sa place dans le monde, sur la médiocrité des hommes, sur la finitude de la vie et sur ce qui fonde la vraie grandeur, la vraie richesse… Les réflexions d’al-Mutanabbi ont des allures d’aphorismes et de proverbes, qui exaltent des vertus d’engagement et de combat (au sens figuré mais aussi au sens propre, car le poète se vante d’être un guerrier habile et intrépide dans la mêlée) mais, par allusions subtiles, elles semblent avouer la vanité de toute gloire humaine, puisque rien ne résiste à la mort et à la décrépitude, en des termes qui font songer à la fois à l’Ecclésiaste (tout retournera à la poussière) et à Villon (dont la célèbre ballade décrit les ravages du temps et la disparition des gloires d’antan).

L’homme, un jour, doit s’allonger dans la tombe pour y dormir d’un sommeil éternel, / Oubliant sa morgue passée et les tourments que lui a fait goûter la Mort.
Les pacifiques et les doux ont la même fin que les enragés de guerre et de violence.
Que de paupières que l’on baisait avec affection et déférence sont, aujourd’hui sous la terre, fardées de sable et de poussière.
La Mort avide prend les vies les plus précieuses. Qui se targue des biens amassés sur cette terre est un sot.
Où est celui qui a construit les pyramides ? Et son peuple, où est-il ? Quand est-il mort ? Et comment / Les œuvres survivent un temps à leurs créateurs puis le néant les engloutit à leur tour.
L’homme s’accroche à la vie pour les plaisirs qu’elle lui donne. La vieillesse est sagesse et la jeunesse futile.
Mais je l’ai pleurée cette jeunesse, quand mes tempes étaient encore noires et mon visage radieux !

Malgré sa pleine conscience que la mort est la seule certitude de toute vie, Al-Mutabanni n’a jamais cessé de se battre pour sa cause. Refusant tout enracinement et tout repos, fuyant les loisirs et même l'amour, il ne cesse d’errer de prince en prince, et cherche à imposer ses idées, sa conception de la grandeur et de la noblesse, en espérant inciter un prince à ressusciter la splendeur perdue de l’empire bâti par les Arabes. C’est une âme farouche, qui revendique sa solitude, mais se lamente également de ne pas trouver d’âme semblable à la sienne parmi les princes et les guerriers.

Puisqu’il faut que l’homme meure, qu’au moins ce ne soit pas en lâche !
Je me passe de patrie et n’ai nulle envie de revoir un pays que j’ai quitté.
Je n’accorde à la femme qu’un instant de ma vie puis un désert nous sépare, sans retour.
Mon cœur n’est pas la proie des belles et mes doigts n’enfourchent pas les coupes.
C’est aux fers de lances que vont mes désirs. Les femmes, pour des gens de ma trempe, ne sont qu’un jeu futile.
Nous frappons de nos sabres, tandis que se brisent les lances contre les flancs de nos chevaux.
Y-a-t-il endroit plus noble ici-bas que la selle d’un coursier, et meilleur confident dans cette vie qu’un livre ?
***
L’homme supérieur, où qu’il soit, est, partout, solitaire.

Les derniers poèmes du recueil sont les plus émouvants, car ils amorcent une rupture. Oraisons dédiées à deux femmes, (l'une à sa grand-mère, évoquée avec des accents poignants et personnels, et l'autre à la tante d’Adud El-Dawla, qui régnait à Chiraz), ce sont sans doute des poèmes de la maturité car ils énoncent clairement que la grandeur qu’il convoitait ne trouve son exutoire que dans l’amour et l’amitié. Lui qui exaltait les guerriers et avouait un certain mépris des femmes reconnaît qu’une jeune femme l’a vaincu et a pris son cœur, lui ouvrant les yeux sur une manière différente d’être et de voir le monde. L’amour est une douleur mais c’est une douleur délicieuse, qui transfigure. Peut-être s’est-il demandé s’il n’avait pas jusqu’alors vécu en vain ? Paradoxalement, c’est par l’aveu, à mi mot, de ses faiblesses et de ses regrets que ce poète, qui se considérait un poète sans égal et un guerrier impitoyable, nous touche encore.

Insomnie sur insomnie ! Qui, dans mon cas, pourrait dormir ? Un feu qui brûle toujours plus fort et une larme qui coule.
La rançon de l’amour, c’est un œil que plus jamais le soleil n’habite et un cœur qui bat la chamade.
Qu’un éclair luise ou qu’un oiseau chante et mon âme enflammée tressaille.
L’amour m’a brûlé d’un feu si intense qu’il éteindrait celui des « ghada ».
Je blâmais les amants jusqu’au jour où j’ai goûté à l’amour. Alors, étonné, je me suis demandé comment on pouvait mourir sans avoir jamais aimé !

Nota sur la traduction : ne parlant pas l’arabe, je ne peux juger la traduction mais elle modernise sans doute le texte, car certaines tournures semblent presque actuelles. En revanche, ce qui frappe, dans cette édition bilingue, c’est l’écart de disposition typographique : les vers arabes sont impeccablement alignés, reflétant une métrique sans aucun doute d’une très grande rigueur formelle.

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