La récente sortie en livre de poche de « Parlons travail » me conduit à vous le recommander.
Philip Roth a rencontré quelques grands écrivains et de leur conversation a fait ce livre. Plus précisément il leur rend hommage et a l’élégance de ne pas se mettre en avant. Il les laisse parler, les écoute, les relance, les pousse à aller plus loin encore. Il introduit chaque interlocuteur d’un portrait de quelques lignes ou quelques pages qui disent son admiration, sans aucune flagornerie. Si bien de ses « collègues » sont juifs et si la judéité est souvent abordée, c’est surtout le travail de l’écrivain qui est au cœur de ce livre.
Vous retrouverez Primo Lévi, quelques mois avant son suicide, qui dit n’avoir jamais regretté d’avoir dirigé une usine de peinture, restant ainsi « en prise directe avec le réel ».
Aaron Appelfeld que Roth décrit comme « un écrivain écartelé, déplacé, dépossédé, déraciné » fait de son dépaysement un sujet qui n’appartient qu’à lui. Il parle admirablement de Kafka, de l’ingénuité des juifs que l’on décrit pourtant souvent comme « habiles, retors et pleins de finesse », de son livre « Tsili » qui n’est pas son histoire même s’il est bien un chapitre de « son vécu le plus intime ».
Avec Isaac Bashevir Singer, Roth évoque cet écrivain juif polonais, Bruno Schulz, exécuté par les nazis en 1942 et qui restera toujours une promesse inachevée.
Milan Kundera raconte la dictature, la vie dans Prague des années 60, ce sens de l’humour qui était le meilleur moyen de savoir à qui on avait affaire, les staliniens en étant totalement dépourvus. Mais il parle aussi d’Eluard qui, au nom d’idéaux supérieurs, abandonna à la pendaison son ami Kalandar. « Le bourreau tuait, le poète chantait. »
Et il y en a quelques autres. Tous ces entretiens ont eu lieu entre 1976 et 1990, à un moment où l’Est de l’Europe n’était encore totalement, ou depuis peu, libérée du totalitarisme communiste. Tous ces écrivains ont en commun d’avoir connu la guerre, l’exil ou la marginalisation, l’intolérance et la dictature. Ce sont ces évènements, ces circonstances qui les ont construits. Dès lors une question majeure concerne le rapport entre le réel, le monde que vous subissez, et l’imaginaire, le monde dans lequel vous vous réfugiez. C’est aussi la question que Roth se pose à lui-même, comme il l’a développée dans un autre de ses livres « Les faits » mais sans bien sûr la blessure de l’humiliation. Quel est le rôle de l’écrivain dans un monde tourmenté ? D’où sa question à Ivan Klima qui a échappé à la geôle intellectuelle du totalitarisme communiste : est-ce pour tomber dans l’univers du divertissement et de la culture commerciale ?
Ces pages méritent qu’on s’y arrête, qu’on y revienne. Ainsi de cette réflexion de Klima : « La littérature n’a pas besoin de mettre au jour les réalités politiques, ni même de se soucier des systèmes qui passent ; elle peut les transcender tout en répondant aux questions qu’ils font naître chez les hommes. »
La hauteur de vue des intervenants, leur réflexion, leur générosité, leur intérêt aux autres, leur humanité font de ces conversations des moments privilégiés.
Un régal d’intelligence, vous dis-je !
Jlc - - 81 ans - 27 mai 2007 |