Héliopolis
de Ernst Jünger

critiqué par CCRIDER, le 21 septembre 2004
(OTHIS - 76 ans)


La note:  étoiles
Un monde pas si nouveau
Héliopolis est un livre étrange que l'on peut classer dans la science-fiction, l'héroic fantasy, le conte ou la légende. Jünger a essayé de recréer un monde qui a survécu à un cataclysme nucléaire.
Le plus important n'est pas tellement l'intrigue : la venue de Lucius, un grand dignitaire , son implication dans un complot et son départ vers d'autres lieux , que la description d'une civilisation techniquement extrêmement avancée , mais politiquement écartelée entre l'élitisme du Prince et le populisme du Bailli . Cette société vit dans une guerre civile quasi permanente, avec ses castes supérieures et inférieurs et ses boucs émissaires , les Parsis , habiles commerçants , fins artisans et redoutables financiers ...
Nous sommes dans un très grand livre, du niveau de "1984», "Le meilleur des mondes" ou " Le seigneur des anneaux». Junger profite des diverses situations pour exposer ses idées sur la philosophie, la psychologie, la théologie ou la sociologie. Il se montre d'une extraordinaire clairvoyance sur la nature humaine, la société ou les progrès techniques à venir. Publié en 1949, ce livre décrit des panneaux lumineux à peine mis au point à notre époque, un appareil appelé "Phonophore" qui n'est autre que notre portable en mieux. Il a même imaginé un réseau de type Internet avec un demi-siècle d’avance. Un précurseur, Jünger, une sorte de Jules Verne.
Pour faire court, un livre foisonnant , irrésumable , un peu hermétique , très poétique et surtout empreint d'une grande nostalgie pour notre esprit chevaleresque perdu ...
Le roman le plus ambitieux et le plus complexe de Junger 9 étoiles

"Héliopolis" est très clairement une parabole sur le drame vécu par la société allemande dans les années 30 et Jünger a toujours récusé toute classification d'Héliopolis dans le genre de la Science Fiction, qu'il méprisait comme de la sous-littérature, même si le roman commence avec l'évocation de nombreux appareils techniques inconnus dans l'Allemagne d'après-guerre et contient le récit d'un aventurier qui s'est rendu sur la Lune pour y chercher des pierres et des joyaux merveilleux. La Lune joue un rôle fondamental, par opposition à Héliopolis (cité du soleil), car elle abrite le Régent, qui est un personnage quasi-absent de la trame narrative du roman mais qui va devenir omniprésent dans les pensées de Lucius. Lucius, officier issu de l'aristocratie, va traverser les apparences (comme l'a fait Jünger, qui fut un brillant soldat allemand pendant la 1ère GM puis un général de Werhmart) et découvrir l'enjeu de la bataille qui oppose le Proconsul (incarnation de la vielle noblesse prussienne) au Bailli (populiste et rusé, qui est une évocation d'Hitler). Le Bailli utilise astucieusement les Parsis (évocation des Juifs) comme bouc émissaire afin de s'emparer du pouvoir, sans que le Proconsul sache s'y opposer efficacement. Lucius sera amené, en défendant un vieux Parsi relieur de livres, à prendre part directement dans le conflit et à s'opposer au Bailli. Au final, Lucius choisira l'exil et partira rejoindre le Régent, qui cherche à réunir autour de lui les hommes capables de refonder la civilisation.
Héliopolis est le roman le plus ambitieux et le plus complexe de Jünger mais ce n'est pas, pour moi, son meilleur. Les trop minutieuses descriptions et les trop longues digressions (par exemple, le passage de Licius à l'école militaire), dans un style parfois un peu lourd et/ou alourdi à la traduction (ex : "l'élément neptunien" pour évoquer la mer...), nuisent à la fluidité de l'écriture. Néanmoins, sa lecture est impérative pour toux ceux qui apprécient ou veulent comprendre l'oeuvre d'Ernst Jünger.

Eric Eliès - - 50 ans - 29 janvier 2012


Hermétique et troublant 9 étoiles

Mes deux rencontres avec Ernst Jünger - "Héliopolis" et plus récemment "Jardins et routes" (le journal des années 1939-1940) - m'ont plongée dans la perplexité. Dans le cas de "Jardins et routes", Ernst Jünger a bel et bien utilisé un double langage, dans une tentative de déjouer la censure. Il s'en explique d'ailleurs dans sa préface: "Le premier de ces six journaux, "Jardins et routes" décrit l'avance allemande à travers la France; il y fut connu peu de temps après. En ce temps-là, j'aimais à composer un certain genre d'images à double sens pour faire comprendre la situation à certains hommes - ou à ceux qui voulaient le rester: parmi ces images, il y avait la citation du 73ème psaume. Il fallut un an pour que cette arabesque fût connue de tous; le ministre de l'éducation populaire fit alors dépendre une réédition de la suppression de ces passages. Comme je refusais, on mit "Jardins et routes" à l'index - et il y est longtemps resté." Langage à double sens parfois bien difficile à décoder pour le lecteur d'aujourd'hui qui ne partage plus les mêmes références.

J'avais éprouvé les mêmes difficultés à la lecture d'"Héliopolis" avec l'impression de me trouver confrontée à un langage codé auquel je n'avais pas été initiée. Dans "Héliopolis", Ernst Jünger crée en effet un univers foisonnant, dressant le portrait d'une société complexe, très avancée techniquement et profondément divisée entre une populace insatisfaite qu'une étincelle suffit à déchaîner, une élite qui semble l'héritière de cette petite noblesse prussienne qui peuple les romans de Theodor Fontane ou d'Eduard von Keyserling, propriétaires terriens se consacrant à l'administration rigoureuse de leurs domaines et l'organisation du travail de "leurs" paysans, militaires de carrière tout dévoués au service de leur patrie et pour lesquels l'obéissance à l'autorité - celle des rois de Prusse, puis celle de leurs successeurs - est décidément une vertu. Et enfin, il y a les Parsis, habiles commerçants et artisans, dépositaires d'une culture aussi ancienne que raffinée qui accorde une grande place à l'exploration des abîmes de l'inconscient, une exploration menée à l'aide de substances psychotropes et dont Lucius découvrira à ses dépens qu'elle n'est pas sans risque, tant les forces qui sommeillent dans ces abîmes peuvent se révéler terribles. Cette familiarité des Parsis avec des puissances cachées, jointe à leur relative aisance matérielle, ne manquera pas d'éveiller la vindicte de la populace qui se déchaînera, brûlant et saccageant tout sur son passage, sous le regard un peu dédaigneux mais surtout indifférent de l'élite qui se gardera du reste bien d'intervenir.

Conte, légende, roman de science-fiction ou d'héroïc fantasy? Peut-être. Mais "Héliopolis" est avant tout resté gravé dans ma mémoire comme une admirable allégorie de l'Allemagne nazie, admirable en effet car l'écriture d'Ernst Jünger est de toute beauté (il fait partie des rares élus qui ont su mériter l'admiration de Julien Gracq, ce qui n'est pas peu dire) mais aussi des plus hermétiques. Page après page, "Héliopolis" distille le trouble dans l'esprit du lecteur, suscitant des interrogations qui resteront sans réponse claire: jusqu'où doit-on pousser la pratique de l'obéissance et du patriotisme, jusqu'à quel point peut-on se contenter d'observer la mêlée du sommet de sa tour... Questions qui se sont posées avec une terrible acuité pour Ernst Jünger et pour ceux de ses compatriotes qui, en 1939, ont repris l'uniforme au service d'un gouvernement que pourtant ils méprisaient. Questions qui sont toujours d'actualité et qui d'ailleurs n'étaient pas nouvelles (voyez la remarquable "Histoire populaire des Etats-Unis" d'Howard Zinn http://www.critiqueslibres.com/i.php/vcrit/?l=3228 si vous êtes en mal d'exemples!).

Hermétique et troublant, "Héliopolis" fait partie de ces livres qui continuent à accompagner le lecteur longtemps après qu'il ait tourné la dernière page (huit ans déjà que ce livre m'accompagne ainsi). Une lecture difficile. Une lecture essentielle.

Fee carabine - - 50 ans - 7 octobre 2004