Donbass
de Benoît Vitkine

critiqué par Tistou, le 11 janvier 2023
( - 68 ans)


La note:  étoiles
Roman davantage que polar
Roman, et surtout à vue pédagogique, informative, sur la situation qui prévalait au Donbass, cette région ukrainienne orientale adossée à la Russie et qui voyait depuis 2014 les séparatistes russophones soutenus par les Russes en conflit armé contre les autorités ukrainiennes. Situation de guerre donc, plus que larvée, pernicieuse. Depuis, bien sûr, les choses ont largement évolué puisque les Russes ont envahi ce Donbass, qui se retrouve toujours plus à feu et à sang.
A l’heure actuelle, Avdïivka, cette petite ville à 13 km de Donetsk, est sous le feu des combats et a perdu 90% de ses habitants. 2 000 seraient encore terrés dans les caves et sous des bombardements incessants.
Avdïivka, c’est la petite ville ukrainienne, dans le Donbass, où officie le Colonel de police Henrik Kavadze, vétéran de la guerre d’Afghanistan du temps où l’Ukraine était partie intégrante de l’URSS, qui s’est refusé à abandonner la ville pour prendre un autre poste en des contrées ukrainiennes plus occidentales et moins compliquées. Henrik Kavadze, c’est le héros par les yeux duquel nous allons suivre une enquête concernant le meurtre d’un enfant. Meurtre mystérieux s’il en est et qui va obliger Henrik Kavadze à se rapprocher de ce passé afghan qu’il a mis tant de temps à occulter.
L’enquête sera menée à son terme mais on sent bien que c’est surtout pour Benoit Vitkine l’occasion d’écrire sur ce capharnaüm qu’était déjà le Donbass depuis 2014 et avant l’invasion « officielle » russe (oh ! pardon, « l’opération spéciale » !). Et le moins qu’on puisse dire c’est qu’il la fait bien ressentir cette impression de dinguerie, de ligne de front qui passe juste à côté de la ville mais qui n’est pas vraiment une ligne de front, même si …
Le cœur se serre à lire cette relation d’une situation impossible et inhumaine dans laquelle tentaient de survivre les habitants de la petite ville, sans espoirs, sans horizon, avant même l’invasion russe … Depuis, il ne resterait plus 2 000 habitants sur les 30 000 initiaux. On peut dire que d’une certaine manière la situation s’est décantée !
Donbass est très vite lu tant on a du mal à remiser l’ouvrage. Ce qui reste comme image, comme impression, quelque temps après sa lecture c’est du gris, le bruit des roquettes, l’absence de moments joyeux, la menace de mort permanente. Me revient en mémoire cet aphorisme lu récemment (chez Sylvain Tesson me semble-t-il ?) : « cette remarquable inaptitude des Russes au bonheur », ou quelque chose d’approchant.

« Henrik roulait vers Donetsk, la moto cahotant péniblement sur la route défoncée. Dans un demi-brouillard, il traversait de petites localités aux airs de villes fantômes, passants rares, magasins fermés sans horizon de réouverture. Sur le fronton d’une mairie, une icône orthodoxe accrochée à côté d’un portrait de Staline. Il ne prêtait guère attention aux destructions, aux maisons isolées, aux ponts écroulés et aux quartiers entiers abattus.
…/…
A l’entrée de Makeevka, on le laissa passer sans l’arrêter. Les barrages des séparatistes étaient moins rigoureux que ceux des Ukrainiens. Pour ceux qui circulaient en deux-roues, les contrôles étaient quasi inexistants. Henrik aperçut deux tanks garés dans une cour d’immeuble. La ville était vivante. Peuplée d’êtres humains. On fait ses courses, on rentre du travail, on promène les enfants. Le Donbass qu’il connaissait. Tout ça pour ça, cette guerre qui n’en finissait pas pour quelques drapeaux accrochés aux frontons des bâtiments publics … »
D'une guerre à l'autre 9 étoiles

Les tous premiers effraient, mais petit à petit on finit par les ignorer. C’est un mécanisme de défense, pour éviter de devenir fou ou de passer sa vie claquemuré dans les abris. Ce qui à la longue mène de toute façon à la folie. Oui mais si on arrive même à ignorer les tirs de mortier, qu’est-ce qui peut encore émouvoir dans un contexte où la vie n’a plus aucun prix, non seulement aux yeux de quelques dirigeants mégalomanes et de leurs affidés, mais aussi à ceux des citoyens eux-mêmes, qui ne survivent que parce que leur instinct le leur commande mais qui n’ont plus aucune perspective d’une vie décente ?

Tout à fait paradoxalement, c’est le meurtre d’un enfant qui réveille le reste d’humanité qui sommeillait au plus profond de l’âme des habitants d’Adviika. Sorti de sa léthargie, le chef de la police Henrik Kavadze va focaliser ce sursaut d’indignation qui rassemble les habitants du petit faubourg de Donetsk. Bien entendu, le lecteur a envie de savoir comment le crime va être élucidé, connaître le nom de l’assassin. Mais il en apprend surtout sur les conditions de vie des habitants du Donbass en 2018, quatre ans après l’annexion de la Crimée et la tentative des Ukrainiens prorusses d’annexer la région à - et avec l’appui de - la Russie. C’était déjà l’enfer à l’époque du récit. La situation a à ce point empiré depuis lors qu’Adviika est aujourd’hui une ville fantôme, presque totalement vidée de ses habitants, c’est la bérézina…… qui vient d’ailleurs du nom d’un affluent du Dniepr. Après avoir lu ce livre, on absorbe les nouvelles provenant de là-bas avec plus de tristesse et d’empathie pour les gens qui subissent tous ces tirs de mortier, un peu comme s’ils nous étaient devenus familiers.

Grand spécialiste de l’ex-URSS, Benoît Vitkine évoque aussi les traces laissées par la guerre en Afghanistan à laquelle quelque 600.000 soldats soviétiques, dont quelques-uns des principaux protagonistes du roman, avaient participé trente ans plus tôt. Après avoir tout fait pour enfouir ce passé traumatisant, les angoisses finissent toujours par émerger. C’est une nouvelle démonstration qu’une guerre ne se termine jamais, du moins dans le psychisme de ceux qui l’ont vécue.

« Il faudrait une bonne petite guerre pour leur apprendre à vivre ». Voilà une phrase que j’espère ne plus jamais entendre, ne fût-ce que par respect pour ceux qui la vivent en vrai. À ceux qui seraient encore tenter de la prononcer, je conseillerais la lecture de Donbass ou encore Les Bienveillantes de Jonathan Littel, L’Art Français de la guerre d’Alexis Jenni…..

Millepages - Bruxelles - 65 ans - 17 décembre 2024


L'Homme intègre 8 étoiles

Le colonel Henrik Kavadze est chef de la police à Avdiïvka, ville du Donbass, respecté voire admiré pour avoir refuser de se soumettre aux Russes ; la suite des événements lui aura donné raison.
C’est aussi un homme marqué, non seulement par la guerre que se livrent les ukrainiens et les russes, mais aussi par ses souvenirs d’Afghanistan qui continuent de le hanter.
Très marqué aussi par sa vie privée. Sa fille unique a été tuée. Depuis le drame, sa femme Anna et lui vivent ensemble comme deux étrangers.
Quand il est appelé sur une scène de crime et qu’il découvre le cadavre d’un enfant, il est fermement décidé à trouver le coupable de cette atrocité, coûte que coûte.
Il va devoir affronter ses propres démons, mais aussi enquêter dans une zone en guerre, découvrir et explorer des trafics connus par les autorités entre les deux pays en guerre ; la corruption régnant à tous les niveaux de la hiérarchie.
Un livre vraiment intéressant qui permet de mieux appréhender la situation dans cette zone de front ; une enquête policière sur fond de guerre civile, de trafics dans une région touchée par la crise économique après les fermetures des mines de charbon, une région que l’on découvre auprès des rares habitants qui ont choisi ou pas de rester dans cette bande de terre, finissant même par s’habituer aux bruits des tirs.
"Essayant de deviner où les obus tombaient. Rien que du classique, d’après son évaluation : les positions ukrainiennes de Zenit et de la zone industrielle tiraient au mortier sur Yasinouvata et Spartak, qui leur répondaient également au mortier... Quant à savoir qui avait commencé, c’était une autre histoire, et même les observateurs étrangers de l’OSCE se gardaient de tirer de telles conclusions... à quoi bon, dès lors, d’accuser les uns ou les autres pour finalement se fâcher avec leurs employeurs occidentaux ou russes qui finançaient leur mission ?
Tant que le nombre de morts restait limité, personne n’était prêt à des concessions. Et les Occidentaux pouvaient oublier cette demi-guerre sur laquelle ils n’avaient aucune prise."

Et un personnage remarquable à la fois sensible et dur, lucide et désabusé, malgré les risques que son entêtement lui fait prendre. Lecture passionnante et marquante.
Encore un livre que je n’aurais pas lu sans le prix CL.

Marvic - Normandie - 66 ans - 20 avril 2023