Fagin le juif
de Will Eisner

critiqué par Sahkti, le 22 septembre 2004
(Genève - 50 ans)


La note:  étoiles
Dickens antisémite?
Charles Dickens n’a pas été tendres avec Fagin. Un portrait à la limite de l’injuste et du caricatural auquel s’est attaqué Will Eisner qui n’a rien perdu de sa verve et de son humour féroce. Avec beaucoup de talent, il réhabilite le personnage de Fagin et démontre comment les idées antisémites véhiculées par Dickens ont contribué au maintien et au renforcement de certains stéréotypes juifs. Peut-être pas de manière volontaire (mais en est-on si sûr ?) mais en laissant planer de gros doutes, voire de franches allusions. De par sa diffusion internationale, Dickens ne pouvait que créer des rumeurs et les attiser.
Fagin est prêteur sur gage, il est juif, normal les premiers ne peuvent être que juifs, c’est bien connu pour Dickens qui brosse un portrait peu reluisant du personnage. Eisner se penche davantage sur ce fameux Fagin et lui crée un monde, lui donne plus de poids et explique comment et pourquoi ce petit vandale a dû mettre sur pied une école de loubards, forcé de survivre de la sorte dans un Londres très hostile à son égard.
Fagin se défend et nous raconte, il émet des reproches à l’égard de Dickens, il lui explique pourquoi il ment et il vole, il voudrait lui apprendre ce qu’est la vraie vie d’un miséreux. Et insiste sur l’erreur qui consiste à considérer quelqu’un uniquement en fonction de critères de race et de religion. Ce que Dickens ne s’est pas privé de faire, même si il a souvent juré ne pas être antisémite. Qu’il le soit ou non, il n’empêche que les descriptions physiques et morales de son personnages, systématiquement accolés au terme "juif" (sans parler des caricatures qui illustraient les éditions originales d’Oliver Twist !) ne peuvent que créer un malaise qu’Eisner ne tente pas de dissiper, mais de mettre en lumière et de détourner à sa façon, en donnant droit au chapitre à Fagin. Fagin n’est certes pas un saint, mais Dickens devait savoir, en l’accablant de cette manière sournoise, que cela aurait un impact sur la société.
Album original et caustique, une relecture non négligeable, voire indispensable d’Oliver Twist.
Une BD qui bat en brèche les préjugés antisémites 8 étoiles

C’est en examinant les illustrations des éditions originales d’Oliver Twist que Monsieur Eisner, lui-même d’origine juive et contemporain de la Seconde guerre mondiale, se mit en tête de combattre les stéréotypes persistants sur l’ethnicité juive, notamment en publiant cette BD inspirée du célèbre roman victorien. Faisant preuve d’honnêteté, il reconnaît lui-même avoir été victime de ce type de préjugés à ses débuts en mettant en scène un jeune afro-américain dans sa série « The Spirit », ce qui l’oblige à une certaine indulgence vis-à-vis de Dickens. Lorsqu’il le fait intervenir comme personnage à la fin de l’histoire, il laisse éclater sa colère contre l’écrivain anglais par le biais de Fagin, décrit dans Olivier Twist comme un « criminel juif », mais se met également dans la peau de Dickens en lui faisant dire que si son roman manquait d’équité, il avait été écrit sans arrières pensées antisémites, seulement pour témoigner d’une réalité sociale. Il faut savoir qu’à l’époque de sa publication, son auteur avait tenté de modifier les passages les plus sensibles, mais il était déjà trop tard…

On comprend l’agacement de Will Eisner en consultant ces illustrations du XVIIIème et XIXème siècles reproduites à la fin du livre, tout à fait conformes à l’odieuse propagande hitlérienne mais peu dérangeantes avant la Shoah. Bien que vivant sur le sol européen, les Juifs y sont systématiquement dépeints avec des traits sémites, le corps voûté et la mine patibulaire, ayant toujours l’air de manigancer une affaire juteuse, tandis que les « Européens » ont fière posture, sont dotés d’un visage rond et un nez fin. A cet égard, Eisner nous prodigue un petit cours judicieux sur l’histoire du judaïsme en Angleterre, rappelant que les premiers Juifs venus dans ce pays étaient séfarades et, ayant dû fuir l’Inquisition en Espagne et au Portugal, purent s’assimiler sans mal à la faveur d’un commerce florissant. A l’inverse, les Ashkénazes, chassés par les pogroms d’Allemagne et d’Europe de l’est, n’arrivèrent que beaucoup plus tard (au XVIIIème). Si leur physionomie pouvaient les faire passer inaperçus dans la population, ils étaient en revanche appauvris et analphabètes, ce qui les confinait dans des quartiers sordides où ils devaient voler pour survivre. Pour Dickens, Moses Fagin ne pouvait être qu’ashkénaze, donc loin du portrait qui en a été fait dans Oliver Twist, et c’est ainsi qu’il l’a représenté dans sa bande.

A partir de ce personnage, Will Eisner a ainsi recréé un récit à part entière, où l’on suit avec empathie le vieux bandit depuis son enfance jusqu’à sa vieillesse (alors qu’il vient d’être condamné à la pendaison), en passant par son séjour au bagne. C’est mené tambour battant, avec ce sens du rythme et de l’ellipse propre à l’auteur qui sait comme personne conter des histoires avec cette charmante touche désuète. En noir et blanc comme d’habitude, le trait, précis et enlevé, est toujours agréable à détailler. Une œuvre salutaire à lire voire à enseigner dans les écoles !

Blue Boy - Saint-Denis - - ans - 10 septembre 2014


Plaidoyer pour la tolérance 9 étoiles

"Ah, Monsieur Dickens, quelles paroles de mépris pour moi! Je vais être pendu et Oliver Twist me survivra, il fera un mariage heureux et vivra tout le restant de sa vie dans un confort douillet. Vous donnez de moi une bien triste image, suis-je craiment ce coquin de Juif que vous décrivez? Et si je n'avais pas été Juif, me trouveriez-vous aussi méprisable? Je vais bientôt mourir, Monsieur Dickens, écoutez donc mon histoire. Depuis mon enfance, dans votre belle société victorienne, j'étais un paria, un gueux, un réprouvé, tout simplement parce que j'étais juif."

Will Eisner entreprend de raconter le vie de Fagin, depuis sa naissance jusqu'à son exécution, et le personnage acquiert de la profondeur. Pourquoi est-il devenu un filou? Pour survivre, tout simplement, dans la société antisémite, hypocrite et pudibonde de l'Angleterre du XIXe siècle. Charles Dickens était-il raciste ou plus simplement était-il un homme nourri des préjugés de son époque? Question difficile, qui fait penser à celle des thèses anti-africaines de "Tintin au Congo". Dans "Oliver Twist", le personnage est nommé fréquemment "Fagin le Juif" et il semblerait que Dickens ait voulu changer son texte après publication, mais qu'il n'ait pas réussi, et que le roman passé à la postérité était la première version. Fagin est certes un héros pitoyable, mais aussi une victime de la mentalité de son temps, ce qu'Eisner démontre avec son grand talent. Cette bédé de grande qualité fait partie de la veine éducatrice d'Eisner, de celle de l'homme qui lutte contre les préjugés et l'exclusion. Magnifique.

Le rat des champs - - 74 ans - 11 novembre 2007