Les Guérillères
de Monique Wittig

critiqué par Thaut, le 27 avril 2024
( - 31 ans)


La note:  étoiles
Poésie du bonheur
Guérillères ; le mot crépite, marque l’oreille comme la rétine, reste en mémoire.
Pourquoi ce féminin étrange, pourquoi cette déformation du guerrier, pourquoi ce mot qui semble contaminer l’imaginaire épique avec d’autres idées, crinière, cordillère, genouillère, grenouillère, bétaillère, gazouillèrent, crémaillère ? Le titre, d’emblée, fait divaguer.

La première partie du roman est, d’ailleurs, bien peu guerrière ; à la manière impressionniste, saynète par saynète, Monique Wittig dessine les contours d’une communauté utopique de femmes ; maîtresses de leurs corps comme de leur langage qu’elles réinventent avec un enthousiasme communicateur, elles se parlent, se transmettent leurs savoirs, construisent l’avenir, travaillent ensemble harmonieusement, dans une nature qui semble luxuriante, souvent évoquée sur le mode de l’énumération ; le texte prend alors la forme d’une litanie poétique et mystique qui renoue le lien entre les femmes et la nature.

Ce qui choque, d’emblée, tant on y est peu habitué, c’est le « Elles » qui préside à un récit sans hommes. Elles agissent, elles rient, elles expriment leur indépendance farouche et leur fierté de l’être. Fréquemment, des listes de noms féminins ou féminisés, de toutes origines, sont intercalées dans le texte, comme une stèle en hommage à des fondatrices. Certains noms sont facilement reconnaissables : Antigone, Bérénice, Agrippine. D’autres sont des prénoms usuels, où chacune peut se reconnaître ; d’autres encore sont des héroïnes inconnues car issues de pays lointains.

L’ensemble laisse une impression étrange et donne un souffle puissant, presque biblique, à ce récit de création d’une société nouvelle, issue non d’une révélation venue d’en haut, mais des efforts conjugués de toutes. Les femmes de Monique Wittig rendent, dans ce livre, hommage à leurs prédécesseures à qui elles ont repris le flambeau.

La seconde partie du livre donne tout son sens au titre. La communauté reste restreinte et vulnérable ; elle est attaquée et ainsi commence la guerre. Le récit se fait alors épique ; toujours par petites touches, l’autrice nous présente désormais des héroïnes mythiques et épiques, féroces et fières, qui, rejointes par certains hommes, vont défendre leur utopie et la faire triompher aux quatre coins de la terre (le livre est sorti en 1969 et l’intertexte révolutionnaire n’est pas caché).

Là encore, rien de réaliste dans ce récit. Les combats sont traités sur le mode homérique, à grands coups d’hyperboles et d’énumérations ; les personnages, à peine esquissées, se jouent des difficultés et apparaissent comme d’inarrêtables forces naturelles. On est emporté.e par ces demi-déesses qui soufflent un vent de nouveauté sur un monde menacé de sclérose.

Il ne s’agit bien sûr pas là de naïveté ; mais, je crois, d’une tentative pour incarner dans des figures héroïques des sentiments et des idées trop grands pour les personnes. La colère et la révolte, la volonté et la révolution, la persévérance et la force – et le bonheur ; les guérillères sont tout cela, représentent une version parfaite de ces tendances présentes en chacun et chacune. Je pense que Monique Wittig nous invite simplement à suivre leur étendard.

« Elles se tiennent au-dessus des remparts, le visage couvert d’une poudre brillante. On les voit sur tout le tour de la ville, ensemble, chantant une espèce de chant de deuil. Les assiégeants sont près des murs, indécis. Elles alors, sur un signal, en poussant un cri terrible, déchirent le haut de leurs vêtements, découvrant leurs seins nus, brillants. Les ennemis se mettent à délibérer sur ce qu’unanimement ils appellent un geste de soumission. Ils dépêchent des ambassadeurs pour traiter de l’ouverture des portes. Ceux-ci au nombre de trois s’écroulent frappés par des pierres dès qu’ils sont à portée de jet. »